Appel "champ libre aux sciences sociales"
APPEL « CHAMP LIBRE AUX SCIENCES SOCIALES »
Sciences sociales, sciences critiques
Les sciences sociales n’ont jamais été aussi nécessaires. Elles n’ont jamais été aussi menacées. Non de disparaître mais, plus sournoisement, d’être anesthésiées dans ce qui est à leur fondement, la critique, critique sociale et critique théorique sans lesquelles il n’est de sciences sociales dignes de ce nom. Bureaucratisation de la vie académique, routinisation des procédures de recherches, précarisation des moyens scientifiques, prolétarisation des acteurs de la recherche, marchandisation des biens intellectuels, les conditions de production et de diffusion des sciences sociales ne cessent de se dégrader. Leur identité est en jeu que ce soit dans les institutions d’enseignement (lycée, université), organismes de recherche, ou sur les rayons des bibliothèques ou de librairie. La définition même du travail scientifique est en cause : construction des objets de recherche, élaboration des instruments d’analyse (problématique, concepts, méthodes), démarche comparative dans l’espace et dans le temps, réflexivité fondée sur la connaissance des fondements sociaux et épistémologiques des disciplines et des formes de pensée. Ces procédés, ces procédures, ces argumentaires trouvent de moins en moins leur place, notamment sur le marché éditorial. Cette asthénie scientifique impose une réaction. Celle-ci ne saurait se limiter à la défense de l’une ou l’autre des disciplines constituées. La pensée critique est autant une manière de penser qu’une manière d’agir : penser pour agir mais aussi agir pour penser, penser le monde social et ses multiples transformations. Face au double danger de l’académisation et de la marchandisation des productions des sciences sociales, nous voulons créer un espace autonome où puissent se retrouver et se rencontrer ceux qui attendent de ces dernières ni redondance ni connivence, mais un véritable travail de pensée. Car aujourd’hui, les sciences sociales n’ont pas l’écho qu’elles devraient et qu’elles pourraient avoir. Leurs producteurs ont toujours au moins un temps et un coup de retard. Et ce n’est pas sans étonnement ni nostalgie que nombre d’entre eux se souviennent de la conjoncture des années 1990, lorsque Pierre Bourdieu constituait dans le monde, et mieux qu’en France, une référence écoutée. Les programmes de formations des enseignants du secondaire se définissent dorénavant, et bien plus qu’avant, en fonction des attentes que les managers voudraient voir reconnues par les usagers. Le travail d’enquête tend à disparaitre. Trop de travaux de ce type s’orientent en fonction de la dernière perception à la mode des débouchés, entre autres par les étudiants. Emportés par des impératifs commerciaux intellectuellement discutables, beaucoup d’éditeurs ne laissent pas leur chance à des recherches qui, par définition, n’ont pas les faveurs des mieux nantis. Les espaces de diffusion concédés à l’exercice intellectuel sont devenus des réserves et ceux qui restent sont abandonnés aux experts officiels. Une dynamique qui s’entretient d’elle-même menace ainsi de disparition un style de produits intellectuels distanciés et critiques, mal reconnus et mal connus. Il est vrai que les sciences sociales rencontrent des difficultés propres :
- Elles doivent convaincre que la recherche peut mieux connaître les relations de la vie quotidienne que ceux qui sont pris au sein de celles-ci.
- La technique nécessaire aux sciences sociales fait souvent rejeter leurs propos réputés incompréhensibles.
- Le sociologue, et notamment le sociologue politique, est toujours suspecté par l’anti-intellectualisme ordinaire de prétendre au prophétisme.
- Les mécanismes les plus subtils d’assujettissement sont d’autant plus aisément supportés qu’ils restent invisibles, comme l’air qui pèse sur nos épaules.
- S’agit-il d’expliquer des phénomènes sociaux ? La spécialité des sociologues, qu’on ne discuterait pas une seconde à un biologiste, un physicien, un économiste, est immédiatement jugée insupportable par le premier journaliste venu.
On n’arrive pourtant pas à croire que les sciences sociales soient inutiles : au contraire. Entre autres, pour faire échapper à la culpabilisation que l’univers concurrentiel tend à accentuer. Mais aussi parce que la maîtrise des armes pour se défendre contre la domination culturelle fait partie de la culture indispensable. Si enfin elles étaient entendues, la sociologie pourrait même prévenir parfois les politiques publiques et les entreprises politiques que l’on sait d’avance vouées à l’échec. Elle pourrait aider à mettre en question la violence des routines bureaucratiques et les aliénations par le travail. Est-ce que le seul avenir envisageable est l’entreprise généralisée et le marché son instrument indiscutable ? Est-ce que le probable épuise l’univers des possibles ? Les sciences sociales ne cessent de rappeler que ce que l’histoire a fait, l’histoire peut le défaire.
Nous pensons souhaitable de donner une force éditoriale rénovée aux résultats des enquêtes en sciences sociales. Nous pensons souhaitable d’en assurer une vulgarisation informée, une diffusion élargie. L’association « Champ libre aux sciences sociales » se propose, par la force des sociologues qu’elle met en réseau, d’augmenter leur capacité collective à être plus librement publiés, plus largement entendus, plus facilement mis à la disposition de ceux qui ne se font pas au monde tel qu’il va. Elle voudrait constituer et consolider des zones libres dans l’édition et la traduction. Elle oeuvrera, en outre, à créer des solidarités, pour que les acquis des sciences sociales servent et soient discutés par le plus grand nombre, avec l’espoir qu’ils deviennent populaires.
Catherine Achin (Université Paris Est Créteil) Jean-Loup Amselle (EHESS) Martina Avanza (Université de Lausanne) Michel Barthélémy (CEMS-IMM CNRS) Pierre Barron (Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis) Christian Baudelot (Ecole Normale Supérieure) Alban Bensa (EHESS) Laure Bereni (CNRS) Stéphane Beaud (Ecole Normale Supérieure) Willy Beauvallet-Haddad (Université de Strasbourg) Sophie Béroud (Université Lyon 2) Romain Bertrand (CERI Sciences-Po) Céline Bessière (Université Paris Dauphine) Etienne Boisserie (INALCO) Laurent Bonelli (Université Paris Ouest Nanterre) Anne Bory (Université Lille 1) Anna Boschetti (Université de Venise) Claire Brisset (Université Paris Denis Diderot) Sylvain Broccolichi (Irises Université Paris Dauphine) Isabelle Bruno (Université Lille 2) Donald Broady (Université d’Uppsala) François Buton (CEPEL CNRS) Marie Cartier (Université de Nantes) Rémy Caveng (Université de Picardie) Christophe Charle (Ecole Normale Supérieure) Isabelle Charpentier (Université 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