Communiqué de l'ASES sur l'évaluation individuelle
L’ASES demande l’abrogation du décret du 23 avril 2009 posant le
principe de l’évaluation individuelle, systématique et récurrente des
enseignant.e.s-chercheur.e.s.
De nombreux travaux de sciences sociales pointent les effets négatifs et contreproductifs des dispositifs d’évaluation des activités et des performances, tel que l’est le dispositif d’évaluation des enseignant.e.s-chercheur.e.s. C’est à ce titre que l’ASES demande au ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, à la CPU (Conférence des Présidents d’Université), à la CP-CNU (Commission Permanente du Conseil National des Universités), aux syndicats et aux associations savantes et professionnelles, et finalement à tou-te-s les collègues de s’engager dans une autre voie pour améliorer la recherche et l’enseignement supérieur en France. Avant de réclamer des enseignant.e.s-chercheur.e.s qu’ils-elles rejoignent à leur tour les autres groupes professionnels déjà évalués, le gouvernement aurait intérêt à interroger tant le paradigme évaluatif que la « fièvre évaluative » qui saisit nos sociétés. A l’appui de cette demande, l’ASES présente un certain nombre d’arguments qu’elle souhaite introduire dans les débats à venir sur le statut.
{L’illusion du « pilotage de l’excellence »
}
La logique d’excellence, assise sur un principe de pilotage par une évaluation systématique des personnes et des unités, au coeur d’un certain nombre de dispositifs récents dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche (évaluation individuelle systématique des enseignant.e.s-chercheur.e.s, LABEX, IDEX, etc.), repose sur une illusion dangereuse. De nombreux travaux sociologiques, portant en particulier sur le monde de l’entreprise, ont mis en évidence le fait que la promesse de neutralité et d’objectivité portée par l’évaluation n’est pas tenue. L’évaluation ne récompense pas les plus méritants, mais les plus aptes à adopter des stratégies de mise en conformité avec ses indicateurs et celles et ceux qui disposent déjà des meilleures conditions de travail. Comme les agences de notation, ces dispositifs d’évaluation et de classement réifient et renforcent artificiellement les écarts entre les mieux et les moins bien notés. Concernant l’Enseignement Supérieur et la Recherche, l’évaluation accentue les inégalités existantes et aggravées par la LRU, ce qui contrevient aux principes d’égalité républicaine du service public sur le plan territorial. Ainsi plutôt que de permettre ou de renforcer des dynamiques locales et individuelles de grande qualité, l’évaluation amène toute une série d’effets pervers en contradiction avec l’idée même d’excellence.
Le travail nié, la recherche étouffée
Réduisant le travail à quelques indicateurs (nécessairement simplificateurs), l’évaluation laisse dans l’ombre les dimensions du travail non mesurées et non mesurables, pourtant primordiales, comme le travail collectif. Le temps de la recherche, de même que la pertinence et l’utilité immédiate de ses résultats, ont par nature un caractère imprédictible. L’évaluation invisibilise tous ces processus nécessaires à la recherche. Dès lors, les formats imposés à travers des calendriers ou des indicateurs bibliométriques et quantitatifs étouffent la recherche au lieu de la stimuler. Par ailleurs, être bien évalué revient à dissimuler le travail réel et à déployer des stratégies de mise en conformité par rapport aux instruments de l’évaluation. Or, le conformisme est contraire à l’innovation, qui est le moteur même de la recherche.
Les risques pour la santé des enseignant(e)s-chercheur(e)s
Cette méconnaissance et cette non reconnaissance de la réalité du travail de recherche ne peuvent qu’engendrer des sentiments d’injustice, de frustration et de méfiance envers les évaluateurs. Un certain nombre de travaux sociologiques comme les expertises en risques psychosociaux menées dans les entreprises françaises ces dernières années mettent en lumière de nombreuses formes de souffrance au travail générées par ce type de dispositif et leurs effets, et dont les drames survenus à France Telecom depuis 2009 constituent un des exemples extrêmes. L’ASES n’ignore pas les situations individuelles et collectives de cet ordre qui existent déjà dans un certain nombre d’établissements de l’Enseignement Supérieur et de Recherche (démission, suicides, arrêts longue maladie pour dépression, expertises sur les risques psychosociaux effectués ou en cours…), alors que le travail pourrait y sembler relativement « protégé ». A ce titre, l’ASES met fortement en garde contre le fait que l’évaluation, couplée à une pression constante et croissante, risque de renforcer et démultiplier le nombre de situations graves.
Les coûts cachés de l’évaluation
Les dispositifs d’évaluation ont des coûts cachés contraires aux objectifs d’efficacité qu’ils proclament. Le travail répété et exponentiel généré par l’évaluation, aussi bien pour les évaluateurs que pour les évalués (temps passé à rendre compte du travail effectué), se fait au détriment du travail lui-même. En ces temps de rigueur budgétaire et où les manques de moyens à l’université et dans les établissements publics de recherche sont quotidiennement dénoncés, cette dépense d’argent public apparaît absurde, sinon choquante. Par ailleurs, plutôt que d’oeuvrer à la production de résultats scientifiques ou pédagogiques, l’évaluation systématique et récurrente a pour effet de créer une bureaucratie évaluative inutile.
Les finalités opaques de la réforme
L’évaluation des enseignant(e)s-chercheur(e)s est légitimée par ceux qui souhaitent sa mise en place par la nécessité d’une transparence des activités financées par l’argent public. S’il est primordial de participer à la défense de l’intérêt général, que cette motion défend, le dispositif d’évaluation tel qu’il est proposé n’est quant à lui guère transparent. Quels en sont en effet les objectifs ? Qu’en est-il du pouvoir, extrêmement étendu par la LRU, des présidents et des Conseils d’Administration d’université, de plus en plus remis en cause, même par le nouveau ministère ? A quoi doit servir in fine le dispositif d’évaluation individuelle des enseignant(e)s-chercheur(e)s ? S’il ne s’agit que de suivre les carrières des enseignant(e)s-chercheur(e)s et de repérer les personnes les plus « en difficulté », un dispositif aussi coûteux et lui-même porteur d’effets pervers n’est en aucun cas adéquat.
Les dangers de la modulation, même « volontaire »
En effet, comme beaucoup dans la communauté universitaire, l’ASES craint que l’émergence de l’évaluation individuelle ne soit liée au développement d’une forme de modulation à la hausse des services d’enseignement : il est à craindre que dans des établissements soumis à des contraintes financières fortes, certain.e.s enseignant.e.schercheur.e.s, moins bien évalué.e.s, se voient rapidement « proposer » une augmentation de leur service d’enseignement, ce qui amoindrira nécessairement leur potentiel de recherche tout en les mettant en difficulté dans leurs activités pédagogiques (le travail d’enseignement pouvant alors être considéré comme une sorte de sanction). On ne peut imaginer maintenir et élever l’attractivité des établissements français, au niveau national comme international, en renforçant les difficultés d’exercice de la profession, préjudiciable à terme à la qualité de l’enseignement supérieur. Enfin, l’ASES rappelle que si les enseignant.e.s-chercheur.e.s ne sont pas évalué.e.s individuellement de façon systématique et récurrente actuellement, leur travail est dans les faits en permanence jugé et apprécié, contrôlé et encadré à diverses occasions au cours de leur carrière. L’ASES rappelle aussi que le travail d’enseignement et de recherche a un caractère collectif, se fait sur des temporalités longues et dans un contexte d’incertitude sur les résultats inhérents à sa nature même. L’ASES rappelle que la mission des enseignant.e.s-chercheur.e.s est de nourrir leurs recherches comme leurs enseignements de ces deux activités, complémentaires. Attentive au repérage des collègues en difficulté dans l’exercice dans leur fonction, l’ASES est convaincue que ce dernier ne passe pas par des dispositifs d’évaluation individuelle. C’est dans l’amélioration des conditions de travail et d’emploi, et ce suivant le principe républicain d’égalité et dans une optique de service public pour tou.te.s, dans le renforcement des outils de régulation professionnels déjà existants, que les objectifs prêtés de façon illusoire à l’évaluation individuelle pourront advenir.
Le CA de l’ASES, le 26 juin 2012