Sélection à l'université : la catastrophe qui vient

Les « attendus » étaient très attendus. Ils sont désormais connus. Les lycéens savent tout ce que l’Université publique attend d’eux. Ou plus exactement ce à quoi le gouvernement les pousse : déserter l’université en choisissant le supérieur privé ou les formations courtes, ou bien faire appel à des officines pour préparer la nouvelle course d’obstacles de la sélection.

Un billet de Pascal Maillard (Mediapart, 13 décembre 2017)

https://blogs.mediapart.fr/pascal-maillard/blog/131217/selection-l-universite-la-catastrophe-qui-vient

C’est donc ce 12 décembre que les parlementaires ont commencé à étudier en première lecture le projet de loi « relatif à l’orientation et à la réussite des étudiants ». C’est aussi ce 12 décembre que le ministère de l’enseignement supérieur a mis en ligne sur son site les attendus nationaux qui définissent les critères d’accès dans toutes les licences. Parallèlement les binômes professeurs principaux se mettent en place dans les lycées alors que les universités planchent, en ce moment et dans l'urgence, sur la définition des capacités d’accueil de leurs différentes composantes et sur la déclinaison locale des attendus et des éléments pris en compte pour l’examen des vœux des lycéens. Ces éléments doivent être retournés aux rectorats par les universités avant le 17 janvier, soit bien antérieurement à toute possibilité d'adoption par les conseils centraux des universités. A ce sujet, il convient de dire haut et fort que c'est en dehors de tout cadre législatif et règlementaire que les établissements d’enseignement secondaires et supérieurs travaillent d’arrache-pied à mettre en application un dispositif administratif lourd de conséquences pour toute une partie de la jeunesse. 

En effet, la loi est encore à l’état de projet, de nombreux amendements sont annoncés et elle ne sera pas promulguée avant le printemps. Il n’y a plus guère que quelques organisations syndicales pour relever cette entorse majeure à la vie démocratique de notre pays. Voir ICI, par exemple, un communiqué qui appelle à ne pas organiser et ne pas mettre en oeuvre la sélection. La question du SNESUP-FSU est pertinente : « Imagine-t-on que l’on puisse procéder ainsi en matière fiscale ou en matière pénale ? ». En aucun cas. Dans l’Enseignement supérieur cela fait 10 ans qu’on met en place des réformes avant tout cadre législatif, soit par anticipation (illégale), soit à l’occasion d’expérimentations (systématiquement conduites à se généraliser). Ces pratiques détestables sont celles d’un néolibéralisme autoritaire, de Sarkozy-Pécresse à Hollande-Fioraso. Le couple Macron-Vidal semble prendre les mêmes chemins de traverse. Nos jeunes et bouillonnants députés feraient bien de s’en inquiéter et de rappeler à l’ordre le gouvernement Philippe.

On imaginait que les attendus allaient être plutôt exigeants, mais, comme beaucoup d’autres collègues, les bras m’en sont tombés quand j’ai pris connaissance de ce « cadrage national des attendus pour les mentions de licence ». Avant de parcourir les 48 pages du document, je suis évidemment allé à la mention qui m’intéresse le plus : les Lettres, une discipline que j’enseigne depuis 25 ans à l’université, du niveau L1 au master 2. Mon constat est simple : si ces attendus devaient être appliqués, les deux tiers des étudiants de première année de Licence que j’ai en cours ne devraient pas être inscrits, ou bien ne pourraient l’être qu’après une formation complémentaire d’au moins une année. Ces attendus sont de mon point de vue ceux de la fin d’une L1. Certains relèvent de compétences et de savoirs savants qui ne seront maîtrisés qu’au terme de la licence. Voici quelques-uns de ces attendus : « disposer d’un très bon niveau rédactionnel », « une maîtrise globale de la langue française », « des qualités de compréhension fine de textes de toute nature », « de solides capacités d’expression », « une connaissance de la genèse et de l’évolution des lettres françaises, avec une attention particulière pour leur dimension historique. » Les attendus des autres mentions de licence sont de même nature. J'ai le sentiment, partagé par des collègues d’autres disciplines, que les concepteurs de ces attendus ont défini des objectifs de sortie de licence et non les prérequis pour y accéder. De très nombreux attendus étant en décalage complet avec les compétences et les savoirs savants acquis dans le secondaire, nul doute que nombre de lycéens vont paniquer et renoncer à certaines orientations : des filières pour lesquelles ils éprouvent de l’attrait ou de la motivation et qui leur apparaîtront désormais inaccessibles. Voudrait-on désespérer un peu plus la jeunesse qu'on ne s'y prendrait pas autrement!

Précisons enfin que ces « attendus » sont définis nationalement. Il y aura certes des déclinaisons ou des adaptations locales, mais le cadre est bien là et ce sont ces « prérequis » qui serviront à la fois de guide pour orienter les lycéens dans leur choix ; de référence pour les professeurs de lycée ; et de critères pour les universitaires dans leur travail d’évaluation et de sélection des dossiers de candidature. Et ceci, pour toutes les filières dites « en tension » : à savoir, a minima, la PACES (médecine), Droit, Staps (sciences du sport) et Psychologie. Mais seront aussi concernées toutes les formations pour lesquelles les universités, en accord avec les rectorats – en cas de désaccord les rectorats auront le dernier mot - auront défini des capacités d’accueil (entendre numerus clausus). Un travail titanesque en prévision pour les universitaires *, un travail complexe et chronophage, sans moyens complémentaires alors que des années d'austérité et de compression de la masse salariale des universités ont épuisé tous les personnels, qu'ils soient administratifs ou enseignants, et fait exploser la précarité. Et de nouvelles tâches et responsabilités pour les professeurs de lycée qui devront se transformer en prophètes lorsqu'ils devront mettre des "avis prédictifs" sur chaque voeu d'élève lors des conseils de classe en Terminale. Comme si le parcours d'un élève était prévisible ou programmable, réductible à un profil. Comme si les enseignants pouvaient devenir des conseillers d'orientations et avoir une connaissance de l'ensemble des filières du supérieur. Le prédictible, le profilage et la science infuse : voilà la catastrophe qui vient. Alors que la vie est faite d'inconnu. Alors qu'il n'existe aucun savoir sans reconnaissance du non-savoir. Alors que tout système éducatif doit comprendre et accepter l'inconnu et l'incertitude, le droit à l'erreur et donc à la réorientation. Et la liberté de choisir!

Espérons que notre représentation nationale sera plus avisée que le gouvernement et estimera que les lycéens ont besoin d’être soutenus dans leur projet professionnel et non découragés par des attendus ubuesques, dans le seul but de favoriser encore davantage le marché florissant des officines privées et l'enseignement supérieur privé auquel la loi ne s'appliquera pas, bien évidemment. Comme l'ont révélé les Macron-Leaks, "instaurer la sélection sans faire de vague" est directement lié à deux objectifs : "développer le crédit aux étudiants, augmenter les droits d'inscription", c'est-à-dire créer un marché de l'enseignement supérieur public. Il n’est pas trop tard pour renoncer à cette loi dangereuse, inapplicable, anti-démocratique et anti-sociale, parce que fondamentalement opposée à l'idéal de démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur. "La sélection n'est pas la solution" est le titre d'une pétition que l'on peut signer avec conviction.

Pascal Maillard 

*Le travail de sélection et l’accompagnement de la réforme exigeraient 18 000 équivalents temps plein d’enseignement supplémentaires, selon une estimation réalisée par des collègues (p. 13 d’un dossier sur la sélection téléchargeable ICI). SLU commente ICI une lettre du président de la CPU qui montre que le traitement sera qualitatif. Le sociologue Pierre Dubois s'interroge quant à lui avec beaucoup de justesse sur son blog. Il nous parle d'une "farce effrayante" et se demande : PACES : zéro inscrits en 2018?. Les organisations étudiantes se demandent seulement s'il y aura assez de places à l'université. Elles devraient exiger une Université publique ouverte à tous les bacheliers, disposition encore inscrite dans le Code de l'éducation. Mais pour combien de temps?

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Même Darwin...

Même Darwin...

 

Addendum du 16 décembre 2017 (copie d'un commentaire posté en fin de fil):

Petit récapitulatif de la destruction du service public d'enseignement à l'usage des plus jeunes générations : 

- 2016 : instauration de la sélection en master

- 2017 : loi Vidal : fin du Bac considéré comme premier grade universitaire

- 2018 : instauration de la sélection en licence et mise en concurrence des universités

- 2019 : réforme du Bac, fin des séries, contrôle continu et mise en concurrence des lycées

- 2020/2021 : instauration de la sélection en classe de 3ème pour accéder au lycée et mise en concurrence des collèges

Objectif : faire de l'enseignement public, de la maternelle à l'université, le plus grand marché de l'éducation qui soit, dérégulé, concurrentiel et dé-fonc-tion-na-ri-sé.

Et si vous avez encore du mal à comprendre tout ça, si vous êtes sceptique, merci de bien vouloir considérer l'intérêt que peut avoir pour le MEDEF et l'économie libérale la disparition du BAC : n'est-ce pas le diplôme sur lequel s'adossent les grilles de salaire des fonctionnaires et les conventions collectives des entreprises? Plus de bac : deux fois moins de protection des salaires! D'où l'importance, l'urgence VITALE de maintenir le BAC comme premier grade universitaire (la loi Vidal programme sa disparition) et surtout de le sauver et de le renforcer comme diplôme national. Signez et faites signer la pétition : "Le bac a du sens"

Mais ça ne suffira pas : il va falloir se battre, tou.te.s ensemble, lycéen.ne.s, étudiant.e.s, enseignant.e.s, citoyen. ne.s, dans les lycées, dans les amphis, dans la rue : contre la sélection, contre la loi Vidal et pour un BAC consolidé!