Claude Dubar, 2012-13
Une contribution pour l´ASES : comment enseigner la sociologie?
DEVENIR SOCIOLOGUE : Un apprentissage par la pratique
Qu´enseigner comme sociologie aux étudiants d´aujourd´hui? En tant que retraité-sociologue-toujours-actif, militant de la première heure de l´ASES, auteur de Faire de la sociologie, un parcours d´enquêtes (Belin, 2006), je voudrais contribuer au débat nécessaire initié (depuis longtemps) par l´ASES sur la (les) manière(s) d´enseigner la sociologie aujourd´hui, compte tenu du public auquel on s´adresse et des objectifs qu´on veut atteindre. Ce dernier point est décisif: que veut-on faire en initiant, formant, préparant des étudiants à la sociologie? On sait que moins d´1% des entrants dans le cursus deviennent des chercheurs ou enseignants-chercheurs en sociologie pourvus d´un doctorat et qu´autour de 5% obtiennent un Bac+5…Faut-il se contenter de donner aux autres un fait de quelques auteurs, théories et méthodes abordés de manière purement académique? Je ne le pense pas et les collègues non plus, je pense, majoritairement. Mais alors comment faire pour apprendre de la sociologie de manière à valoriser la discipline, former vraiment les étudiants et les convaincre qu´ils peuvent, grâce à cet apprentissage de base, s´ils le veulent ensuite, y compris en faisant autre chose, .
C´est un choix essentiel et il me semble, qu´après la période très troublée que nous venons de vivre et dont nous sortons à peine (en espérant ne plus y retomber), le moment est venu de prendre clairement position pour une sociologie scientifique, à base empirique, plurielle mais ancrée dans des méthodes solides et capable de contribuer, par des enquêtes, à la résolution de problèmes divers (depuis l´aide la décision jusqu´à l´évaluation en passant par la conduite du changement etc..). C´est cette optique de résolution de problèmes qui me semble la plus à même aujourd´hui d´intéresser les étudiants à la sociologie et de faire de notre discipline un creuset de militants, experts, spécialistes ou simplement de citoyens ou travailleurs capables de penser et agir sociologiquement...Bref, il s´agit d´être offensif, ambitieux, exigeant tout en étant ancré dans les réalités sociales dont nous voulons accroître l´intelligibilité.
On n´est pas sociologue (parce qu´on a un diplôme), on le devient et cela durant toute sa vie. C´est la seconde idée qui préside à ce texte : que veut dire devenir sociologue? Quelles opérations doit-on maîtriser? Quelle progression dans la maîtrise de la discipline? Quelles théories doit-on connaître? Quels concepts sont incontournables? Quelles méthodes doit-on savoir mettre en oeuvre? Quels types de compte-rendus doit-on savoir rédiger? Quels saviors-faire doit-on posséder pour mener et exploiter une enquête, sachant que celle-ci est la brique avec laquelle on construit de la sociologie? Sans doute les réponses à ces questions sont-elles diverses (la sociologie est plurielle) mais il me semble possible de se mettre d´accord sur un socle commun à partir duquel on peut commencer à se dire sociologue ou mieux commencer à devenir sociologue. L´une des missions de l´ASES serait alors de défendre ce socle commun pour la reconnaissance d´une compétence de base de sociologue praticien ou même de sociologue tout court (c´est un débat).
Cette approche pourrait permettre de faire avancer un débat récurrent dans l´ASES depuis 20 ans : qu´enseigner comme sociologie aux ? La réponse devient : les bases (niveau 1) grâce auxquelles ils pourront commencer à devenir sociologue. Elle résoud en même temps la question des objectifs et contenus de la formation continue en sociologie: c´est la même réponse. La sociologie, bien que plurielle, a une base commune faite d´opérations identifiables: ce sont elles qu´il faut aider un apprenti-sociologue à acquérir. Il faut qu´il soit capable, à l´aide de la réalisation d´une enquête, de faire avancer la résolution d´un problème (ce qui motive l´enquête) en mobilisant des concepts sociologiques rattachés à une ou plusieurs théories.
Cette démarche, inspirée de la formation professionnelle et de l´apprentissage, vise à faire de la sociologie une pratique experte d´enquêtes fondées théoriquement et utiles pratiquement. Être capable 1/ de poser un problème 2/ de le transformer en problèmatique sociologique 3/ de construire, grâce à elle, une enquête au moyen de questionnaires, entretiens, archives etc. 4/ de tirer des résultats des éléments transmissibles d´ordre explicatif, compréhensif ou interprétatif (en les référant à des théories sociologiques) 5/ de les traduire en éléments (préconisations ou conseils) de résolution du problème. Il est évident que les théories mobilisées pour expliquer, comprendre ou interpréter des données dépendront beaucoup des lectures de l´apprenti, de ses connaissances théoriques, de son imagination sociologique issue de ses expériences antérieures. D´où les degrés de maîtrise de la démarche, depuis la base de pratique (niveau 1: savoir rédiger les leçons élémentaires à tirer d´une enquête) jusqu´à la recherche (niveau 3: savoir produire des connaissances sociologiques nouvelles enracinées dans des démarches empiriques convaincantes) en passant par un niveau intermédiaire à definir (maîtrise d´un champ de recherche à la fois théorique et pratique ?)...
Les outils et moyens (manuels, supports, terrains...) existent-ils, dans l´université actuelle, pour mettre cette formation en oeuvre? Un consensus existe-t-il pour en faire la base de l´enseignement de la sociologie par la pratique (qui n´exclut pas des cours sur les auteurs, théories, méthodes…) ? Les collègues sont-ils prêts à se mobiliser pour devenir des accompagnateurs de sociologues en formation ? La question des liens entre cette pratique et les cours théoriques est-elle a priori réglée (aborder les auteurs, théories, méthodes au fur et à mesure de leur nécessité pour l´enquête)? La question de l´évaluation des rapports d´enquête pose-t-elle problème ? Je n´ai aucune idée de l´état actuel de l´enseignement de la sociologie en France. Si tout cela est acquis, pas de problème, il suffit que l´ASES en fasse la synthèse et la diffuse. C´est son rôle. Si aucun accord n´existe sur ce point, que l´on continue à enseigner la socio comme de la philo, que l´empirique est ignoré ou sous-estimé et que la socio , alors tout est à faire et je veux bien contribuer à faire avancer le débat, y compris en contribuant à écrire une sorte de guide d´apprentissage ancré dans des exemples de réussite que je peux récolter et rassembler (ça serait le premier ouvrage de l´ASES)...
Voila mes réflexions sur un point qui me tient à coeur comme à beaucoup d´entre vous...
Claude Dubar, Rio, 27/11/2012