On enferme les bacheliers dans un destin scolaire - Sophie Orange, Médiapart
Le projet de loi modifiant l’accès à l’université en premier cycle a été adopté à l’Assemblée nationale le 19 décembre. L’accès à l’université est désormais conditionné à la possession d’un certain nombre de compétences. La sociologue Sophie Orange considère qu’une sélection est ainsi installée et que cela va fragiliser les plus faibles.
Comme prévu, le projet de loi de modification de l’accès au premier cycle à l’université a été adoptée à l’Assemblée nationale, mardi 19 décembre, en scrutin public et en procédure accélérée, avec 361 voix pour, 129 voix contre. La majorité LREM a voté pour, appuyée par certains députés UDI. Les élus de gauche – Nouvelle Gauche, La France insoumise et communistes – et Les Républicains se sont exprimés contre pour des raisons opposées. Les premiers se sont élevés contre l’instauration d’une sélection et les seconds ont jugé que cette réforme n'allait pas assez loin.
Le projet de loi modifie profondément le visage de l’université (lire notre article sur le sujet). Dès 2018, les universités pourront étudier les profils des bacheliers en consultant leur dossier déposé sur la nouvelle plateforme Parcoursup qui succède au décrié APB. Pour établir leur choix, les filières auront une somme d’« attendus » pour chaque licence, c’est-à-dire les compétences requises pour intégrer tel ou tel cursus. Ceux-ci seront nationaux, même si les universités pourront préciser leurs spécificités locales. Le cas échéant, les futurs bacheliers qui n’auraient pas le niveau requis se verront proposer une remise à niveau et ne pourront être refusés que si les capacités d’accueil sont épuisées. Le recteur, dans le cadre d’une commission, devra proposer à toutes et tous une place dans une autre filière.
Sophie Orange, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Nantes, spécialiste de l'orientation post-bac et coauteure avec Romuald Bodin de L’université n’est pas en crise (Éditions du Croquant), considère que cette réforme accroît les inégalités, fige les destins scolaires et qu’elle se résume à de « la gestion de flux ».
Sophie Orange : Oui, on peut dire ça comme ça dans le sens où elle introduit sans aucun doute une sélection à l’entrée du premier cycle universitaire. Le gouvernement sait très bien communiquer là-dessus. Ils ont beau euphémiser la réalité avec des termes comme « prérequis » ou «
Qui sont les gagnants et les perdants dans ce nouveau système d’orientation ?
Les perdants vont évidemment être les publics les plus fragiles scolairement et socialement, qui ne sont pas ajustés au modèle universitaire. Jusque-là, ils entraient dans les premiers cycles en ayant connu par exemple une orientation vers la voie professionnelle qu’ils ne souhaitaient pas. Ils se dirigeaient alors vers la voie classique pour ouvrir leur champ des possibles. Les universités, avec leurs attendus, vont leur barrer la route objectivement. Subjectivement, en amont, les bacheliers qui avaient du mal à se sentir légitimes à aller à l’université vont renoncer à aller à l’encontre de ces freins symboliques. Il y a, avec cette loi, une mise en garde incroyable qui va renforcer l’autocensure. Mettre ces panneaux contribue aussi à bien faire peser sur les épaules des jeunes la responsabilité de leur échec.
Tout l’été, l’exécutif a insisté sur le fiasco APB avec les naufragés de l’orientation et a aussi martelé la nécessité d’en finir avec le tirage au sort. Est-ce que la situation était si critique ou s’agissait-il simplement de communiquer là-dessus pour faire accepter la réforme ?
On s’est trompé de coupable. On a érigé le logiciel APB en épouvantail, en lui faisant porter toute la responsabilité de certaines difficultés d’orientation. Le tirage au sort concerne une faible part des orientations, même s’il y a eu une hausse cette année. En réalité, le cœur du problème, c’est que les universités n’ont pas assez de place, elles ne peuvent pas absorber toutes les demandes et deviennent « en tension ». On a voulu faire croire que la faillite était simplement technique. Les politiques n’ont pas voulu anticiper l’afflux supplémentaire d’étudiants [39 000 environ cette année – ndlr], qui ne sont pas nés hier. On a laissé pourrir la situation même si, en effet, cela a été pire lors de cette session 2017. La seule interrogation pertinente est : « Est-ce qu’on veut faire réussir les bacheliers ? » Si la réponse est oui, il faut investir. Là, tout ce qu’on va faire, c’est mieux distribuer et ranger les étudiants dans les cases qui existent.
Quels sont les effets pervers de cette réforme ? Va-t-il y avoir des disparités entre les établissements ?
Cette réforme contient plusieurs dangers. On va rigidifier les parcours des étudiants. Le destin scolaire et social va être encore plus déterminé par l’origine scolaire, qui est elle-même sociale. L’université avait le mérite d’autoriser les trajectoires atypiques et laissait un peu de jeu dans les cursus des uns et des autres. Là, on enferme les bacheliers dans un destin scolaire écrit d’avance. On va accroître l’homogénéisation des profils. Il n’y aura plus de mixité.
Cette individualisation au niveau de la gestion des attendus se fera selon les moyens et les choix des établissements. Il y aura la possibilité de choisir les étudiants selon des critères différents. Le cadre national de la licence et l’équité territoriale sont bel et bien remis en cause. Suivant le prestige symbolique des différents établissements, ils auront la possibilité d’exiger des critères plus ou moins exigeants. Cela va figer les hiérarchies et les disparités entre les établissements. Il n’y aura donc plus de licence disciplinaire, mais une par établissement.
Les valeurs symboliques des diplômes vont aussi être différenciées. Une licence obtenue à Saint-Denis, Limoges ou à la Sorbonne, ce ne sera plus pareil. Il y a une remise en question du service public.
APB laisse place à Parcoursup, est-ce que cela change fondamentalement la procédure ou n’est-ce qu'un changement cosmétique ?
[[lire_aussi]]C’est la même chose qu’APB. Il ne faut pas se focaliser sur les outils. Ce sont deux applications techniques, il est préférable d’analyser l’idéologie qui les irrigue. Parcoursup sert la libéralisation des parcours et des individus qui avait déjà cours avec APB. L’individu est considéré comme rationnel et comme ayant les mêmes ressources que tous.
Cette fois-ci, les élèves de Terminale vont avoir des réponses au fil de l’eau, il n’y aura plus de calendrier collectif. Ce processus très individualisé va correspondre aux bacheliers les plus à l’aise avec les stratégies scolaires et les temps longs. Ceux qui sont seuls pour gérer leur orientation le seront encore plus. Ils vont être en difficulté et seuls face à leur destin, car ils n’ont pas les ressources sociales et culturelles pour bien maîtriser ce genre de dispositif.
La hiérarchie des vœux disparaît : les très bons élèves vont avoir tous leurs choix, les autres pas forcément, est-ce que ça fausse le jeu ?
Je trouve que c’est une bonne chose, car c’est difficile pour les bacheliers de faire un classement sur quelque chose dont ils n’ont pas connaissance. Mais on ne sait pas encore comment ça va fonctionner. Cela va surtout compliquer le travail des administratifs, qui vont devoir gérer énormément de dossiers. Le délai de mise en œuvre, dès 2018, est par ailleurs aberrant. On se lance dans cette aventure, on met des attendus dont on nous demande de les déterminer de façon rapide dans les établissements d’enseignement supérieur. On ne peut plus s’opposer à cette réforme. Il faudra mettre en pratique ces attendus. On n’a déjà pas le temps de tout faire dans de bonnes conditions. On va devoir trouver des façons de faire pour aller vite, donc pas forcément bien.
Les « attendus » ont été rendus publics, mais sont très vagues. Est-ce néanmoins une bonne méthode pour sélectionner les profils ?
Je regardais ce qui concerne la sociologie et on attend seulement des prétendants qu’ils aiment la discipline. C’est vague et peut prêter à toutes les interprétations. Comment les collègues du secondaire vont-ils traiter cela et le traduire en objectifs concrets ? En filigrane, toutefois, on y voit les figures repoussoirs. La maîtrise de la langue écrite et la pratique de l’écriture durant la scolarité ne sont pas ce qui a cours dans les filières professionnelles, car ce n’est pas au programme. Eux vont passer à la trappe, car c’est un critère facile de sélection.
On fonctionne à l’envers, on a une conception de l’orientation et de la réussite des élèves et étudiants qui est peu ambitieuse, il me semble. On ne se demande pas comment on peut leur apprendre des choses, leur transmettre des savoirs, mais on les juge sur ce qu’on ne leur a pas appris. On les pénalise sur des choses dont ils ne sont pas responsables. On n’est pas dans une conception de la réussite du plus grand nombre, mais dans une simple gestion des flux. Les bacs professionnels qui vont en BTS échouent pour la moitié d’entre eux. Les évincer des licences ne règle rien. Il faut arrêter de diaboliser leur présence qui est très minoritaire. Sans compter que, quoi qu’on en dise, certains réussissent à l’université.
L’orientation devient très importante dans ce processus ; comment est-ce que cela va se répercuter sur les différents acteurs ?
La pression sur les enseignants du secondaire sera accrue. Ils ne vont prendre aucun risque, de peur que l’élève n’échoue. Avant, c’était la responsabilité de la collectivité. Les parents les plus éloignés de l’école vont avoir peur et ne pas avoir les ressources nécessaires pour digérer les informations. Désormais, il n’y a plus de droit à l’erreur. À 18 ans, on ne sait pas forcément ce qu’on va faire plus tard et ce n’est pas très grave. Les parcours linéaires ne sont pas majoritaires et c’est tant mieux.
Or ici on transforme le système en quelque chose de plus élitiste. C’est assumé. Emmanuel Macron a dit lui-même que l’université n’était pas pour tout le monde. Il remet en cause la mixité scolaire et sociale.
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