Idées reçues : la sociologie, une discipline de « paresseux » ne favorisant pas l’insertion sur le marché du travail ?

Les deux questions nous ont été envoyées par une journaliste du Figaro qui n'a finalement pas publié l''interview.

- Aujourd'hui, pourquoi la sociologie (à l'université en tout cas) pâtit-elle d'une image de discipline de paresseux alors qu'elle était célébrée dans la seconde moitié du XXème siècle ?

Tout d'abord, nous n'avons n'a pas d'enquête à disposition pour affirmer ni que la sociologie ait été célébrée pendant une période, ni qu'elle soit particulièrement dénigrée aujourd'hui. Il faudrait en tout cas savoir quel est le groupe social qui partage ce préjugé ? Si la sociologie était une "discipline de paresseux" alors comment expliquer que son enseignement se soit généralisé dans la majorité des établissements du supérieur ? Quelle école d'ingénieur, quelle école professionnelle dans le domaine du travail social et des professions de santé, quel institut d'études politiques, quelle école de journalisme et de communication mais aussi quelle école de commerce ne comportent pas en effet de cours d'introduction à la sociologie et à ses différents objets ? Tout diplômé du supérieur aujourd'hui a donc, au moins une fois, entendu parler de sociologie au cours de sa formation. Or, il ne nous semble pas que ces diplômés soient socialement considérés comme des "paresseux". D'un certain point de vue, la discipline, à défaut d'être "célébrée" s'est institutionnalisée dans de nombreux cursus du supérieur. Enfin, si par "discipline de paresseux", votre question sous-entend que les étudiants qui entreprennent des études de sociologie à l'université ne figurent pas parmi l'élite scolaire, nous pourrions en convenir. Encore, faudrait-il préciser que cet état de fait résulte très largement de la dualisation universités/grandes écoles, propre à la société française. Une fois rappelé ce cadre extrêmement structurant pour les destins professionnels futurs, on peut plus finement différencier les étudiants de première année en sociologie entre ceux qui se destinent à la sociologie par goût, ceux dont le projet professionnel n'est pas encore défini. Au delà du niveau Licence, notre expérience d'enseignants-chercheurs témoigne, au contraire, de l'existence d'une population d'étudiants particulièrement déterminés, dans un contexte très difficile en termes d'accès à des positions académiques stables. Cette population des étudiants à l'université qui s'engagent dans un cursus spécialisé, conformément au modèle historique de la spécialisation universitaire (forgé par les disciplines canoniques du droit, des humanités et de la médecine), dans l'objectif d'intégrer le "groupe professionnel" des sociologues, doit en effet être particulièrement motivée. Le niveau d'exigence (en termes de publications, d'expériences d'enseignements, de participation à des contrats de recherche après la thèse, etc.) n'a effectivement pas cessé de croître depuis de nombreuses années compte tenu du nombre de plus en plus important de candidats titulaires d'un doctorat et qualifiés par l'instance nationale, composé de pairs, qui reconnaissance l'aptitude à exercer le métier d'enseignant-chercheur. Pour donner une idée précise de ces difficultés croissantes, il y a eu l'an dernier 215 docteurs en sociologie qualifiés par la section de sociologie et de démographie du conseil national des universités pour une quarantaine de postes de maîtres de conférences au niveau national. Sachant que le docteur qualifié peut se présenter au concours pendant 4 années consécutives, le ratio est donc environ d'une dizaine de candidats aptes par poste.

Pour une illustration graphique voir sur le site internet de l'Association des sociologues enseignant-e-s du supérieur.

 

- Beaucoup d'étudiants affirment que la matière ne parvient pas à les faire entrer sur le marché du travail. Quelle est la réalité aujourd'hui ?

Comme beaucoup de cursus universitaires, cela dépend beaucoup du niveau de diplômé obtenu. Il est certain que les perspectives d'intégration professionnelle pour un étudiant titulaire d'un grade de Licence sont limitées aux concours de la petite et moyenne fonction publique et ne suffisent pas, seuls, à donner accès à des métiers pour lesquels la possession de diplômes professionnels est indispensable (dans le travail social par exemple). Au niveau du Master, les choses sont différentes. Matthieu Hély, maître de conférences en sociologie, dirige une spécialité professionnelle "Action publique, action sociale" (APAS) à l'Université Paris Ouest Nanterre la Défense dans laquelle les étudiants ne semblent pas avoir de difficultés pour accéder à un emploi (notamment pour ceux qui aspirent à un emploi dans le secteur de l'économie sociale et solidaire) à la suite de leur cursus. Une enquête réalisée par questionnaire électronique au mois de janvier 2012 montre que sur les 42 répondants diplômés depuis 2006 : 27 sont déclarés en emploi, soit près de 2/3 de l’ensemble des répondants. 7 étudiants poursuivent des études supérieures (dont 5 sont en cours de formation au sein d’APAS). 6 étudiants sont en recherche d’emploi (dont 2 appartenant à la promotion de 2006/07). Lorsque les diplômés se sont déclarés en recherche d’emploi, il s’agissait d’un chômage de transition lié à une première insertion professionnelle. Plus de 80% des emplois salariés étaient exercés à temps plein. La moitié des diplômés en emploi était employée, au moment de l'enquête, par une association régie par la loi de 1901 (auxquels il faudrait par ailleurs les 2 diplômés en service civique au moment de l'enquête). La deuxième grande catégorie d’employeur est constituée par les collectivités territoriales (en CDD pour les 5 individus concernés). Par ailleurs, l'expérience du master professionnel "Conduite du changement" relevant de l'université de St Quentin en Yvelines fait apparaître qu'au moment de la soutenance de mémoires, 80% des étudiants avait déjà trouvé un emploi en CDD ou en CDI. Bref, les étudiants, qui ont réussi à obtenir leur Licence de sociologie, et qui poursuivent et obtiennent le grade Master ne connaissent pas de difficultés d'accès particulières à l'emploi. En tous les cas pas davantage que d'autres disciplines. En revanche, s'ils se destinent à des secteurs comme le monde associatif ou les collectivités territoriales, ils peuvent faire l'expérience de formes de précarité qui tiennent davantage aux pratiques d'emploi de ces institutions qu'à la valeur de leur qualification attribuée sur le marché du travail. En outre, la sociologie, comme de nombreuses disciplines universitaires, accueille des étudiants qui n'achèvent pas le cursus de L3 et se retrouvent dès lors en difficulté faute de qualification. Mais ce phénomène d'abandon massif en premier cycle est davantage le résultat de la faiblesse de l'investissement public au niveau de la Licence universitaire, notamment lorsque l'on compare cet effort à celui que fournit la collectivité pour financer les classes préparatoires aux grandes écoles (deux fois supérieur aux premiers cycles universitaires). Enfin, tout titulaire d'une Licence ne devient bien évidemment pas sociologue car ce diplôme peut aussi être un tremplin pour faire d'autres destins professionnels que celui de faire de la sociologie : travail social, éducation nationale, fonction publique territoriale, métiers du conseil. De la même manière, être docteur en sociologie ne conduit pas au seul monde académique mais offre également de nombreux débouchés dans le secteur privé : l'expertise syndicale, la conduite d'enquêtes dans le cadre d'instituts de sondages ou des activités dans le cadre d'observatoires emploi-formation figurent parmi les nombreux exemples d'activités professionnelles possibles pour des profils extra-académiques.

Matthieu Hély, pour le C.A de l 'Association des sociologues enseignant-e-s du supérieur (ASES)