L’économie de la connaissance et la transformation de l’enseignement supérieur et de la recherche
Christian Laval, professeur de sociologie, membre du Laboratoire Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense
Introduction
Les transformations profondes des institutions universitaires et scientifiques que nous connaissons actuellement sont désormais de plus en plus ressenties et peut-être de mieux en mieux reconnues par les principaux acteurs qui les font vivre, qui y travaillent, qui y étudient. Ces transformations prennent des caractères nationaux particuliers. En France, on parle volontiers de « malaise enseignant », ou de « malaise étudiant », on parle encore plus volontiers de « crise de l’université » sans toujours comprendre les mouvements profonds, les mutations longues qui affectent l’institution. Dans chaque conjoncture, un aspect de cette crise s’impose à l’attention : taux d’échec des étudiants, manque de crédits pour faire fonctionner les laboratoires, précarité des chercheurs. Aujourd’hui, la mise en faillite programmée de dizaines d’universités qui ne parviennent à équilibrer leurs comptes qu’en gelant les postes est incontestablement l’objet des principales critiques des politiques suivies et des revendications les plus urgentes. La prise de conscience de la destruction du potentiel de recherche qui est actuellement en cours et qui aura des conséquences gravissimes dans les décennies à venir se développe comme le prouvent les mobilisations, les pétitions, les marches de chercheurs. Mais si l’on creuse un peu plus profond, on peut se rendre compte que sous ces manifestations très palpables de la crise, derrière ses attaques contre les conditions de la recherche, se déploie une logique qui tend à nous faire littéralement changer d’époque institutionnelle. Les étudiants et les universitaires le ressentent un peu partout et c’est sens même de leurs mouvements, que cela soit au Chili, en Grande Bretagne, au Québec ou ailleurs.
En France, la mobilisation de 2009 contre le décret de modification du statut des universitaire a révélé une véritable crise du « sens du métier ». Cette crise va bien au-delà de la condition matérielle dégradée que les chercheurs et les enseignants-chercheurs subissent, de leur précarisation, de leur paupérisation, de leurs conditions de vie de plus en plus difficiles à vivre. Nous sommes à l’évidence confrontés à une mutation historique du modèle institutionnel des universités et des organismes de recherche. Une mutation qui n’est pas encore complétement réalisée, il va sans dire mais qui est bien l’enjeu des luttes actuelles pour la définition légitime de ce que doivent être une université et de la connaissance qui y est produite et transmise. Cette mutation est en train d’advenir par la mise en œuvre de politiques néolibérales soutenues par de nombreux gouvernements de gauche ou de droite dans le monde1.
Ce nouvel âge dans lequel nous sommes entrés, la littérature économique et politique le baptise d’un terme désormais familier, bien qu’il soit récent : « économie de la connaissance ». Par cette expression «d’ économie de la connaissance », il faut entendre plus qu’une branche de la science, plus qu’un certain état historique du système économique, il faut ressaisir par ce terme une véritable stratégie dont l’objet est la mise en œuvre généralisée et systématique d’une logique de marché au sein du champ scientifique et universitaire.
1) Qu’appelle -t-on « économie de la connaissance » ?
« L’économie de la connaissance » est l’expression qui désigne le schème de pensée qui s’impose depuis les années 90 à toutes les institutions qui ont affaire à la connaissacce dans le monde entier et ceci sous la pression d’organismes économiques comme l’OCDE qui ont donné une force temporelle aux analyses économiques faisant du « capital humain » pour les unes et de « l’innovation » pour les autres la clé de la croissance future. Cette représentation économique très particulière de la connaissance doit être prise au sérieux dans la mesure où elle constitue le cadre universel des politiques universitaires et scientifiques aujourd’hui, au point que nul pays ne semble pouvoir échapper, mondialisation aidant, à cette logique dominante. Et ceci d’autant moins que cette imposition rhétorique fait corps avec l’ensemble des dispositifs et discours qui ont fait de la concurrence économique le nec plus ultra de la politique générale des gouvernements. Pour le dire autrement, le schème directeur de l’économie de la connaissance constitue beaucoup plus qu’une théorie économique parmi d’autres, elle représente beaucoup plus qu’une description de la phase économique dans laquelle nous sommes ; « l’économie de la connaissance » est en vérité le nom officiel de la rationalité politique qui sous-tend, légitime et suscite les transformations actuelles du champ de la connaissance, en ce sens, elle constitue aujourd’hui l’une des pièces majeures de la politique néolibérale.
L’expression a l’avantage sinon d’être obscure, du moins de jouer sur l’ambiguïté du terme « économie ». Par « économie de la connaissance », on peut entendre une branche particulière de l’économie considérée comme comme science, et plus précisément une branche spécialisée de l’économie de la croissance ; on peut aussi entendre sous ce terme une phase historique de l’économie fondée sur la connaissance2. En réalité, cette ambiguïté n’en est pas vraiment une. Si l’on est entré, comme certains le disent, dans une nouvelle phase de développement de l’économie, alors sa loi fondamentale de développement, les ressorts de son dynamisme, doivent logiquement susciter le développement d’une théorie adéquate aux faits et processus nouveaux. Cette théorie, par sa scientificité affichée, vient à son tour conforter la croyance dans le fait que le rôle nouveau de la connaissance est bien le caractère distinctif de ce nouvel âge du capitalisme. La théorie a en somme un double aspect, constatif et performatif.
En réalité, l’idée selon laquelle la connaissance joue un rôle décisif dans l’économie de marché n’est pas si nouvelle. Elle est au centre du texte majeur de Hayek de 1945, « l’usage de la connaissance dans la société », comme elle est d’ailleurs au centre d’un texte de Kenneth Arrow de 1962. Loin de n’être comme le prétend Peter Howitt qu’un simple développement interne aux théories de la croissance, elle est bel et bien une théorie à part, qui a, par exemple chez Hayek, une portée à la fois fondatrice et apologétique très affirmée3. Mais le rôle politique majeur qui a propulsé la connaissance au coeur des problématiques économiques a été joué par l’OCDE puis par la Commission européenne qui a pris le relais dans les années 90. L’OCDE a donné le ton et a lancé un programme de recherches d’indicateurs et de préconisations qui est bien résumé par le rapport de 1996 intitulé « L’économie fondée sur le savoir ». Un peu plus tard, en 2000, le Conseil européen reprendra la thématique pour en faire un objectif stratégique, celui précisément de la bien nommée « Stratégie de Lisbonne ». Il s’agissait en effet de faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Cette stratégie est directement décalquée des leçons que les économistes tirent de leurs modèles, et d’abord celle qui veut que les « taux d’accumulation du capital humain », mesurés à la part des diplômés dans la population active ou aux dépenses d’éducation, ont toujours un effet positif sur le taux de croissance économique. Avec la Stratégie de Lisbonne, il s’agissait donc de rattrapper les Etats-Unis en investissant beaucoup plus dans l’éducation et la recherche, et même plus spécialement dans l’enseignement supérieur4, puisque la littérature économique est censée montrer que plus un pays est déjà avancé en matière éducative et technologique, moins il doit parier sur l’imitation et beaucoup plus sur l’innovation5. En ce sens, politique et stratégique, le concept « d’économie de la connaissance » ne désigne pas seulement un certain état ou une certaine dynamique de l’économie, il désigne un ensemble de mesures et de politiques susceptibles de renforcer, d’intensifier et d’accélérer les caractéristiques suivantes :
-la tendance à l’augmentation de la part du capital dit intellectuel, immatériel ou intangible mesurée par des indicateurs de niveau d’édcuation, de formation et de qualification de la main d’œuvre, des dépenses de R&D, voire d’état de santé de la population .
-La transformation des modes de production et d’échanges due à l’usage des NTIC, qualifiée de « révolution informationnelle » (ou dans les années 90, jusqu’à l’explosion de la bulle internet, de « nouvelle économie »).
-Le poids croissant des secteurs de haute technologie dans la production industrielle et dans les exportations, ce qui en fait un ensemble de secteurs stratégiques déterminant la place des économies dans la division intrenationale du travail et leur compétitivité.
- L’innovation technologique qui est déterminante dans la croissance de la productivité, selon une conception néo-schumpétérienne qui donne un rôle central à l’entrepreneur et à l’esprit d’entreprise.
Au-delà d’une série d’évidences sur la montée en éducation et en formation de la population active ou sur la place de la technologie et de l’informatisation dans la production, cette stratégie ne doit pas être acceptée sans réflexion ainsi que le font la plupart des commentateurs ou des responsables politiques, c’est-à-dire comme une progression linéaire vers un âge plus « cognitif ». Elle invite plutôt à se poser quelques questions, dont les deux suivantes. .
La première concerne les concepts et donc les indicateurs auxquels ils donnent éventuellement lieu. Qu’il s’agisse de l’économie de la connaissance comme sous-discipline économique ou comme nouvelle phase historique de l’économie réelle, on reste frappé par le manque de précision et de rigueur des termes utilisés. Connaissance scientifique, connaissance demi-savante ou connaissacce commune ne sont pas distinguées, pas plus que n’est mise en œuvre la disctinction entre « connaissnace tacite » et « connaissance codifiée »(Michael Polanyi). On y confond allégrement connaissance et information, connaissance et immatériel ou intangible, connaissance et culture, connaissance et émotion ou affect, etc. Ce régime rhétorique du flou délibéré, du confus et de l’incertain ne procède pas seulement du manque de rigueur conceptuelle des économistes de la croissance, elle relève peut-être plus d’une stratégie théorique qui consiste à considérer la connaissance sous l’angle de sa seule utilité économique, de sorte qu’importe plus sa valeur d’usage que sa nature propre, ses effets que les conditions de sa production, ce qui conduit à englober sous le terme générique de « connaissance » tout ce qui, au regard de la croissance économique, tend à élever la productivité des facteurs indépendamment de leur volume et tout ce qui dans la valeur des entreprises relève de l’appréciation de l’immatériel qui joue un rôle clé dans ce que les économistes appellent le « good will »6.
On pourrait, en second lieu, se demander s’il n’y a pas une contradiction majeure et évidente entre cette reconnaissance officielle et internationale du rôle de la connaissance et les politiques effectivement menées par de nombreux gouvernements (dont les gouvernements français successifs) qui conduisent à la réduction des budgets pour la recherche et l’enseignement supérieur et à l’exclusion de nombreux jeunes chercheurs qui renoncent à leur vocation ou partent à l’étranger. Les politiques d’austérité provoquent un rationnement de l’éducation et de la recherche qui, même du point de vue dominant, semble bel et bien logiquement contradictoire avec toutes les analyses qui sont faites de l’importance stratégique de la connaissance. On ne peut en effet aujourd’hui s’empêcher de sourire (jaune) au rappel des objectifs de la stratégie de Lisbonne » qui viennent d’être mentionnés7. S’il est incontestable que les dépenses privées en R&D ont été privilégiées par les pouvoirs publics (le trop fameux et inefficace crédit impôt recherche en France) mais sans résultats notables, il faut également remarquer que l’économie de la connaissance « à la sauce européenne » est un échec cuisant. Mais quelles sont les conséquences recherchées des politiques d’austérité ? Ne visent-elles pas aussi à faire basculer encore un peu plus la dépense en recherche en faveur du secteur privé et à imposer un pilotage autoritaire des institutions publiques ?
2) L’expansion de la rationalité économique dans le champ de la connaissance
En un certain sens, certes apparemment paradoxal, l’économie de la connaissance vole de succès en succès. Car ce n’est pas le seul rationnement de la dépense en éducation et en recherche qu’il faut prendre en compte dans notre analyse, car on en conclurait trop vite à l’inconsistance de la formule et à l’échec de la stratégie. C’est la rationalisation économique de la connaissance à laquelle cete stratégie conduit qu’il faut prendre très au sérieux. L’important est que la connaissance soit regardée comme un facteur économique, et que, par corollaire, tout ce qui échappe à cette valorisation économique n’existe plus vraiment pour les comptables qui ont pris la main sur le monde académique et puisse donc être rayé des lignes budgétaires. L’essentiel est que ce qui est de l’ordre de la connaissance réflexive et critique soit annulé au regard de la rationalité économique qui s’impose aux universités et aux institutions de la recherche. Ce qui prime désormais en matière de politique universitaire et scientifique, c’est l’argument économique tel qu’il s’exprime dans tous les lieux décisifs où se formulent les politiques en ce domaine. P.Aghion et P.Howitt résument parfaitement ce qu’ils appellent les « les questions qui préoccupent les gouvernements » : « l’éducation joue-t-elle un rôle dans la croissance ? quel type d’investissement dans l’éducation importe le plus ? quelles est la meillere allocation possibles des fonds publics dans l’éducation primaire, secondaire et teriaire ? »8. C’est dire combien la rationalité politique en ce domaine est fondamentalement économique.
Que la politique en matière de connaissance soit formulée en termes économiques, on pourrait y voir un fait secondaire. Pourtant, et jusqu’à un certain point, le langage que l’on emploie n’est pas neutre et sans effet. Il y a une performativité du discours économique, pour utiliser ici une notion des linguistes ipragmatiques9. Utiliser le lexique économique en dehors du champ économique, c’est étendre de facto l’empire de l’économie, ou pour parler comme André Orléan, « l’empire de la valeur ». Ce n’est pas seulement une affaire de « croyance », de « foi », ou plus simplement de « représentations », c’est aussi une manière de se conformer pratiquement à un certain type de relations ou à un certain type de normes. La façon de dire a un effet sur la chose signifiée, car elle modèle les comportements, elle oriente les politiques, elle est liée à des dispositifs pratiques qui incitent, qui norment, qui mesurent, et qui in fine modèlent ce qui est dit, ce qui est pensé, ce qui est fait. Cette pénétration du discours économique se fait à la fois à partir de considérations gestionnaires locales, et à partir de ces méta-récits dominants comme ceux de l’OCDE ou de l’Union européenne. Mais ce ne sont pas seulement les économistes ou les gestionnaires qui imposent à la recherche et à l’enseignement leur rationalité spécialisée et professionnelle. Cette rationalité en quelque sorte autonomisée s’impose à tous ceux qui sont en situation et en fonction de gestionnaire. Et, il faut bien le dire, la pénétration performative du discours économique dans l’univers académique et scientifique a d’autant plus de force qu’il agit en quelques sorte par percolation progressive, au ras des pratiques, par le relais des enseignants et des chercheurs, qui, à un titre ou à un autre, sont des gestionnaires de leurs formations et de leurs unités de recherche et sont bien obligés d’aller concourir lors des appels d’offre de l’ANR ou de quelque autre source de financement européenne, combien même sentiraient-ils qu’ils sont les dupes d’un système contre-roductif et inefficace de financement et, au fond, les victimes d’un immense gaspillage des ressources humaines.
Ce n’est donc pas par la seule puissance intrinsèque de l’idée économique « en général », que l’économie de la connaissance s’impose. C’est au fond par une politique délibérée, formulée et répétée de façon routinière, que s’impose une conception économique de la connaissance qui n’a de sens qu’en rapport à la croissance et à la concurrence économique. Cette politique économique de la connaissance est entièrement commandée par un impératif de compétitivité, elle est l’équivalent dans le champ de la politique publique de ce que pratiquent les entreprises les plus en pointe avec leur « knowledge management »: maximiser la production ou le contrôle de connaissances directement rentables.
« L’économie de la connaissance » donne de la connaissance une conception strictement économique disai-je. Soyons plus précis : la forme nouvelle de la connaissance s’impose par la prédominance de la logique de la compétence et de l’employabilité dans l’enseignement et par celle de la logique de l’innovation et de la performance dans le domaine de la recherche. Dans l’enseignement, la compétence est devenue la catégorie stratégique qui permet de guider les changements de contenus et de méthodes. Les compétences en question sont définies relativement au critère de l’employabilité et, plus généralement, au critère de rendement des études sur le marché de l’emploi. La production des compétences utiles dans la vie professionnelle et sociale est aujourd’hui l’objectif explicite des établissements d’enseignement et la catégorie dans et par laquelle tout enseignement prend sens et valeur, et trouve donc ou non une légitimité d’exister10.
Les transformations de la recherche sont guidées, elles, par le modèle de l’innovation, suivant lequel les connaissances nouvelles ne valent qu’en tant qu’elles sont efficaces dans la compétition que se mènent les entreprises sur les marchés nationaux et surtout internationaux, dans la mesure même où l’innovation est donnée comme la source de la compétitivité des économies développées dans la division internationale du travail11.
Compétence et innovation sont les deux aspects complémentaires de la forme générale de la connaissance, les deux catégories opérationnelles à partir desquelles les pouvoirs publics recomposent le champ de l’éducation. Elles ont pour indicateurs le placement en emplois des étudiants et le nombre de brevets déposés. Cette conception de la connaissance et ses deux déclinaisons, la compétence et l’innovation, opèrent une réduction de la formation humaine et de l’activité intellectuelle à leur seule valeur économique : valeur d’échange sur le marché du travail des formations scolaires et universitaires d’un côté ; valeur d’échange sur le marché des brevets et autres titres de propriété intellectuelle de l’activité de recherche12.
3) Une connaissance privatisée
On a rappelé plus haut que la stratégie de l’économie de la connaisance quand elle est mesurée par l’augmentation des investissements en recherche et en éducation, est en échec. En réalité, cette stratégie n’est pas seulement comptable, elle est structurelle. Elle consiste à favoriser le secteur privé et marchand de la recherche, la plus directement liée au rendement économique et financier de la production de connaissance. On assiste ainsi depuis au moins trois décennies à ce que le juriste américain James Boyle a appelé « le second mouvement des enclosures ». Le nouveau capitalisme néolibéral se caractérise en effet par une « frénésie » d’appropriation privée des gisements de profit possible dans le domaine de la biologie, de l’informatique, des médias. Le champ de la connaissance tend désormais à être régi par les droits exclusifs de propriété intellectuelle, c’est à-dire par des monopoles intellectuels qui sont la forme prise par la concurrence imparfaite mais intense que se livrent les grands groupes. Ceci s’explique par deux logiques qui se combinent. La première, que l’on peut qualifier de néo-schumpétérienne, est liée au rôle de l’innovation technologique dans la concurrence oligopolistique. Cette innovation, d’après les néo-schumpétériens, est elle-même liée à la figure de l’entrepreneur, devenu le véritable héros de la guerre économique. La seconde est la recherche systématique de rentes monopolistiques obtenues par l’obtention de brevets à la couverture la plus large possible pour bloquer l’entrée de nouveaux concurrents et drainer le maximum de rentes13. Cette course au profit de monopole technologique est au cœur de la concurrence entre oligopoles mondialisés et elle dicte pour une large part sa logique à la transformation imposée à l’université et à la recherche publique en matière de partenariat avec le privé, de valorisation économique des résultats de la recherche, d’incubation d’entreprises nouvelles au sein de l’université ou des institutions scientifiques. Ces deux logiques conduisent à l’imposition de “nouvelles enclosures” qui vont limiter l’accès aux ressources de savoirs pour ceux qui n’en ont pas été les financeurs. Pas de droit de propriété sans mise en place de nouveaux systèmes de sécurité : les entreprises comptent sur la détention de monopoles technologiques par brevets ou copyrights pour maintenir les prix de vente, les marges et la valeur boursière à leur niveau le plus haut possible.
Avec cette financiarisation, la connaissance est de moins en moins soutenue par une visée de vérité sur un ensemble d’objets du monde, elle est essentiellement conçue comme un moyen de croissance et de profit. Cela a toujours été le cas dans la recherche privée, dira-t-on à bon droit, mais cette conception commerciale et capitaliste de la connaissance ne structurait pas le champ académique et ne commandait pas les activités des chercheurs en dehors du secteur privé 14. Plus précisément, on peut distinguer trois sortes de financement et de diffusion de la recherche : le modèle de la “science ouverte”, le modèle du pilotage étatique direct de la recherche (domaine militaire, nucléaire, aéronautique spatiale, etc) et le modèle privé et marchand qui vise à restreindre l’accès à la connaissance en accordant des droits exclusif au propriétaire du brevet qui est en mesure alors de fixer son prix pour l’usage de la connaissance15. Dans l’ancien régime historique de la connaissance que l’on veut aujourd’hui transformer, l’idéal-type de la recherche était incontestablement proche du premier modèle reposant sur un travail scientifique autonome dont les résultats largement diffusés venaient augmenter un patrimoine commun. Les économistes expliquaient volontiers que la connaissance avait les caractères d’un “bien public”, c’est-à-dire non excluable et non rival. Les chercheurs étaient donc incités à créer des connaissances nouvelles essentiellement par des rémunérations symboliques et des avancements de carrière indépendants des revenus directs qui pouvaient être tirés de leurs applications. Quant à la diffusion de la connaissance, elle trouvait son lieu de prédilection dans l’université publique16. Ce modèle de la « science ouverte » et de la connaissance comme bien public est progressivement supplanté par un modèle de la recherche privée qui repose sur la détention d’un droit privatif sur une connaissance dont l’investisseur veut tirer le plus grand profit possible grâce au monopole technologique que lui assure un brevet. Dans ce modèle de « science enclose » ou de science “tirée par le marché”, la diffusion des résultats de la recherche passe par le marché de la connaissance et le système des droits de propriété (copyright, droit d’auteur, des brevets, marques).
Ce qui caractérise la période ouverte dans les années 80, c’est donc la prédominance d’un régime propriétaire de la connaissance qui s’étend au secteur public, lequel est sommé de s’aligner sur le modèle de la recherche privée ou de s’hybrider avec elle pour obtenir des subsides. Cette marchandisation de la recherche a d’abord été favorisée par toutes les mesures qui ont obligé les laboratoires publics à trouver des ressources auprès des entreprises et à vendre sur le marché des brevets le résultat de leurs travaux. On date souvent de la loi américaine, intitulée Bayh-Dole Act, en 1980 le début d’un processus continu « d’ouverture au marché » des structures publiques de recherche. Cette loi a permis aux universités américaines de s’approprier et de négocier pour leur compte les résultats des recherches financées sur fonds publics, ce qui les a encouragées à devenir des « centres de profit » pour leurs universités d’accueil et à tisser des liens de nature commerciale avec les entreprises privées soucieuses d’exploiter les brevets déposés par les universités. Des mesures de même nature ont été prises dans les différents pays de l’OCDE au cours des années 1990. En France, le tournant vers le modèle marchand de la recherche a été pris à la fin des années 1990 avec le rapport Attali et la mise en œuvre de ses recommandations par Claude Allègre lorsqu’il a fait voter la Loi sur l’innovation et la recherche en juillet 199917. La gauche alors au pouvoir tourne ainsi totalement le dos à la grande loi de 1982 sur la recherche pour adopter le standard mondial de la politique de la recherche. Le titre même de la nouvelle loi souligne assez les priorités : l’innovation est dorénavant la priorité et la recherche entière doit s’y plier. Cette loi, comme ses équivalents dans les autres pays, favorise l’apparition du « chercheur entrepreneur » qui commercialise lui-même sa découverte pour son profit personnel, qui peut créer sa propre entreprise à côté de son emploi universitaire, et même passer des contrats « mutuellement avantageux » entre l’université qui l’a accueilli et son entreprise. La loi sur la recherche de 2006 et le Pacte pour la recherche vont dans le même sens en accentuant même les choix stratégiques de dépendance de la recherche publique au secteur privé.
L’enseignement ne sort pas indemne de cette transformation. Les universités mises en concurrence les unes avec les autres, et dont les sources de financement public se tarissent, ont besoin de trouver d’autres moyens de fonctionner. Elles sont ainsi invités à “diversifier” leurs sources financières comme le dit joliment la Commission européenne. Augmentation des droits d’inscription des étudiants, sur le modèle des écoles et universités privées, avec parallèlement montée de la dette étudiante, co-financement systématisé des projets de recherche, bourses d’études (avec contrat de confidentialité), et sponsorisation de chaires qui permet d’augmenter considérablement les revenus des professeurs qui ont accédé au grand marché des stars académiques18.
Ce n’est là au fond que le programme officiel des instances européennes. En 2002 la Commission europénne déclarait dans l’un de ses organes de diffusion : « le temps où, traditionnellement, les savoirs acquis dans l’espace scientifique académique constituaient un patrimoine ouvert, mis à la disposition de tous, appartient au passé. Dans le champ des connaissances, production rime aujourd’hui avec protection et exploitation »19. L’université, comme toute entreprise au sein de la nouvelle économie fondée sur la connaissance, doit faire croître son capital de connaissance, le protéger et en tirer le maximum de rendement. Elle doit surtout exploiter son capital symbolique et culturel, se faire un nom, faire fructifier sa marque (Sorbonne), tirer le plus de revenus possibles de son stock d’enseignants et de chercheurs.
4) La politique néolibérale en matière universitaire
Si, selon la nouvelle doxa, l’université et la recherche doivent être mises au service de la compétitivité économique, il convient évidemment de les reconstruire selon un modèle de gouvernance entrepreneuriale. Ce que les Américains appelent l’université entrepreneuriale , qui a été préparée dès les années 1980 par des experts en management de la qualité et du benchmarking, a trois caractéristiques majeures : elle est gouvernée sur le modèle d’une entreprise (en réalité comme un groupe composé de filiales pilotées depuis une holding qui les contrôle) ; elle travaille en symbiose avec le milieu des affaires ; elle diffuse à tous les niveaux la « culture d’entreprise », c’est-à-dire que son « esprit » est celui de l’entrepreneuriat (entrepreneurship) qui conduit à promouvoir la création d’entreprises par les chercheurs et par les étudiants. Les universités entrepreneuriales ont un « devoir de performance » économique. Transformation du management, autonomie de gestion, compétition et polarisation entre universités sont les maîtres mots d’une réforme commencée aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne est qui est devenu la norme mondiale, en lieu et place de la vieille université humboldtienne du début du XIXeme siècle, tournée vers la connaissance désintéresséee et encyclopédique. Le principe en réalité est assez simple et il procède de la rationalité néolibérale qui est à l’œuvre partout. Faire en sorte que l’enseignement supérieur et la recherche servent la compétitivité générale de l’économie suppose que les établissements soient transformés en entreprises et gérés comme tels dans un cadre de marché. Plongés dans la concurrence, dépendants des agences qui les mettent en compétition20, les établissements seront contraintes d’adopter un certain comportement qui augmentera leur performance. La concurrence est le seul horizon et le seul cadre stratégique d’une telle réforme. Elle est le but de la réforme mais elle est aussi le moyen « thérapeutique » de les arracher à l’égalitarisme et à l’inertie qui sont censés les paralyser. Plus il y aura de concurrence entre établissements et entre chercheurs, meilleurs ils seront. Ces transformations managériales en France, encouragées par la Commission européenne, sont déjà bien avancées. Valérie Pécresse, on se le rappelle, disait vouloir « déclencher la révolution culturelle de l’université française ». La comparaison n’était peut pas heureuse, mais elle était parlante. C’était déjà l’objectif de Claude Allègre ou de Jacques Attali à la fin des années 90 et cela l’est encore de l’actuel gouvernement en France.
L’État, au travers « d’agences » supposées « indépendantes », est le véritable promoteur de ce modèle entrepreneurial. Il l’impose à tous les secteurs de la recherche au nom de la performance, de l’efficience et de la compétitivité. Dans le domaine de la recherche, le mot qui résume cette logique concurrentielle est celui de « l’excellence ». Les milieux d’affaires ont également joué un grand rôle dans cette mutation, par le jeu des influences et des lobbies. Ceci est mainetnant bien documenté. Le processus de Bologne qui a lancé en 1999 la transformation de l’enseignement supérieur et la recherche a pris pour modèle l’unversité entrepreneuriale américaine. La concurrence pour « l’excellence » est en réalité un mode spécifique d’intégration et de subordination. Comme l’école et l’université, la recherche doit désormais obéir à la logique managériale de fixation d’objectifs et d’évaluation individualisée des performances, à la récompense au mérite. Cette culture de la performance est aussi une technique de contrôle des unités et des individus , elle va de pair avec une « obsession de contrôle » selon la formule de Michael Power, qui est liée à une véritable relation de défiance à l’égard des individus supposés être tous mus par leurs intérêts privés 21. Elle modifie assez considérablement le principe de collégialité, puisque l’équipe « gouvernante » se donne un droit de regard accru sur les politiques des laboratoires et la qualité des chercheurs, et ceci par des sytèmes de primes ou de modulation de services et de carrières à leur disposition. Des rapports hiérarchiques semblables à ceux que l’on trouve dans les entreprises privées remplacent les relations plutôt égalitaires et coopératives qui dominaient les institutions de la « science ouverte ».
5) L’évaluation de la connaissance et l’incitation économique
La politique économique de la connaissance fabrique un marché de la connaissance à un double titre. D’abord en faisant en sorte que la logique des droits exclusifs s’étende à la production publique, d’autre part en faisant en sorte que la logique concurrentielle régule la répartition des moyens en fonction des priorités politiquement définies, entraînant ipso facto une inégalité croissante dans les revenus des chercheurs et dans les financements des unités de recherche. Cette construction d’un mode de régulation concurrencielle suppose la mise en œuvre de dispositifs spécifiques. Au niveau de l’activité scientifique, la distribution très sélective de primes accroît les différences entre individus et attache une fraction d’entre eux au système dont ils sont les grands gagnants. Par ailleurs, le rationnement des subventions publiques et la baisse progressive des moyens pérennes au profit d’un financement par projets, lesquels sont sélectionnés par des agences contrôlées politiquement, sont les leviers indispensables à une telle stratégie. Cette mise en concurrence généralisée des laboratoires suppose l’élaboration d’outils d’évaluation ad hoc, qui soient homogènes au but, c’est-à-dire à la valorisation économique de la production savante. Plus précisément, cela suppose un travail de production statistique orientée vers la mesure de la productivité et de la performance mesurable par des ratios qui ne tiennent souvent pas compte des contextes particuliers du fait même du postulat de commensurabilité de ce que l’on prétend mesurer et classer.
On pourrait imaginer que la reconstruction des institutions de la connaissance suppose que la production de chiffres fasse autorité dans le milieu par leur nature scientifique, c’est-à-dire qui puisse être reconnue comme scientifiques. C’est très loin d’être le cas. Mais l’essentiel n’est pas que les institutions scientifiques soient gouvernées par des indicateurs répondant à des critères eux-mêmes scientifiques. Ce serait même contraire au but, qui est « gouvernemental » au sens de Foucault. Il convient surtout que les chiffres en question puissent « conduire les conduites », en incitant à tel ou tel comportement attendu et souhaité. Les systèmes de mesure et de classement sont en effet utilisés comme des systèmes de gouvernement des individus et des unités dans lesquelles ils oeuvrent22. L’indicateur choisi est supposé engendrer une incitation, laquelle induit une manière de faire, de penser, d’être. Pour le dire autrement, le système de prix et de classement nécessaire à un ordre de marché induit des comportements qui construisent et consolident un système de concurrence que l’on finit par intérioriser et trouver naturel. Tous les chiffres il va sans dire, mais il vaut mieux le dire, ne procèdent pas de cette logique concurrentielle des indicateurs de performance et du benchmarking23. En effet, l’évaluation de la connaissance scientifique et universitaire n’est pas d’aujourd’hui. On peut même dire que l’institutionnalisation de l’univers académique n’a peu s’opérer qu’avec la construction progressive d’une institution du jugement par les pairs et d’un système de reconnaissance symbolique et matériel des savants et des professeurs. Nous assistons aujourd’hui au passage de ce modèle du jugement des pairs au sein d’une communauté savante à un système de prix des produits de la connaissance supposés mesurables à partir d’indicateurs « objectifs » de performance et d’excellence24. L’instauration de primes d’excellence, la stratégie qui consiste à accroître considérablement les différences dans les conditions matérielles entre individus et entre centres de recherches selon leurs performances, la concurrence, c’est-à-dire l’inégalisation des conditions et des rémunérations, constituent autant d’applications des préceptes managériaux en vigueur ailleurs, en cela parfaitement conformes à l’objectif de construire l’université entrepreneuriale25.
Le jeu des indicateurs incitatifs s’exerce à tous les niveaux de la construction des marchés. Il joue même au niveau des politiques scientifiques et universitaires grâce à l’importance donnée par les politiques et les medias aux palmarès. On connaît le palmarès de Shanghai ou du Times Higher Education. Les critiques ne manquent pas sur leur absence de signification et leur manque de validité pour une comparaison de structures très différentes d’un pays à l’autre.26 Mais peu importe que les agrégations de données n’aient pas grand sens du fait de l’hétérogénéité de ce que l’on mesure et de la pondération arbitraire des éléments retenus (prix Nobel, publications, brevets, etc) et qui ne correspondent qu’à certains types d’établissements. Les critères retenus correspondent bien évidemment à ce que les constructeurs de palmarès jugent déterminants dans la qualité d’une université, et à ce qui d’après eux, devrait guider les politiques suivies par les établissements et les gouvernements27.
Le but du classement des universités n’est pas de produire une connaissance scientifique sur les systèmes universitaires mais de produire une pression sociale et politique par la médiatisation du palmarès. Les journalistes et les ministres s’y réfèrent pour déplorer le bas niveau des universités françaises ou au contraire pour féliciter celles qui ont grimpé dans le classement28. Comme toute pratique de benchmarking et de ranking, il s’agit de produire de la différence sociale et donc des conduites de comparaison et de compétition. Le palmarès, en donnant une valeur sociale relative à l’établissement, est censé pousser les administrateurs à modifier les orientations de l’établissement, et ce d’autant plus que les moyens alloués ou les récompenses obtenues en dépendent. Dans un contexte de pénurie budgétaire, la pression est évidemment très forte sur les responsables d’établissements29. C’est ainsi que les classements, même les plus absurdes et les plus décriés, sont acceptés et intériorisés par les présidents d’université, les doyens, les ministres qui développent des stratégies d’optimisation pour gagner quelques places dans le classement30.
L’établissement de ces palmarès n’a ici de sens qu’en vue de la construction d’un marché mondial de la connaissance, et n’a de fonction que dans une logique de marketing et de concurrence. Car il s’agit bien de cela : pour attirer les étudiants étrangers, pour recevoir des financements d’entreprises ou de fondations, pour augmenter les droits d’inscription comme l’ont fait de façon très cynique les écoles de commerce, il faut avoir une bonne place dans le classement. Dans cette compétition, les pratiques de communication et de branding sont essentielles, on s’en doute, et les classements finissent par primer sur les contenus scientifiques et les activités réelles. L’essentiel est d’être visible, connu, apprécié. Le cynisme commercial des experts en communication auxquels font de plus en plus appel les administrations universitaires prend alors le pas sur l’éthos scientifique qui était jusque là la norme de la commuanuté savante 31.
Conclusion
Tout ceci nous conduit à une interrogation fondamentale sur la connaissance elle-même. De quelle sorte de connaissance parlons-nous dans le cadre de « l’économie de la connaissance » ? N’a-t-on pas affaire à une distorsion voire à une perversion de ce que l’on entend par « connaissance » au regard des acquis de la science elle-même ? Reprenons un instant l’exemple de ces classements et de ces palmarès. Ils prétendent offrir une connaissance valide et pertinente sur le système d’enseignement supérieur et de recherche dans le monde. Pourtant les esprits les plus lucides dans le monde scientifique savent leurs biais et leur absence de valeur scientifique. Comment peut-il bien se faire que les institutions censées être régies par les règles de la rationalité scientifique se laissent imposées des politiques guidées par des indicateurs aussi peu fiables au regard des exigences élémentaires en matières de connaissances objectives ? On pourrait d’ailleurs dire la même chose des critères quantitatifs d’évaluation individuelle d’un chercheur, lorsqu’au lieu de lire ce qu’il a publié pour juger de la valeur scientifique de sa production, on préfère établir la liste de ses publications dans des revues bien placées dans le ranking des revues. Toute la « gouvernance » de la science en vient ainsi à reposer sur une connaissance de l’activité scientifique qui ne respecte pas elle-même les propriétés élémentaires d’une connaissance scientifique sur un objet donné. En réalité, on l’a vu, ce n’est pas la validité de la connaissance fournie par ces indicateurs qui importe c’est le caractère opérationnel de l’information qui compte. Ce n’est plus le contenu intrinsèque de la connaissance qui est déterminant, c’est la construction d’une information sur la connaissance, laquelle information ne relève en rien des critères généralement admis dans le cadre de la science, mais permet de faire une sélection, d’établir un classement, de produire une valeur. Cela traduit le fait que l’univers académique est peu à peu en train de perdre la maîtrise de son autonomie par la perte de ses propres critères de jugement. Et cei au bénéfice d’une évaluation qui est en réalité surdéterminée par la construction d’un marché.
D’où la question qu’il faut commencer à poser : le savoir gestionnaire et marchand de la connaissance à travers les indicateurs utilisés dans les universités et les instituts scientifiques pour gouverner l’activité scientifique produit une représentation nouvelle de la connaissance mais elle affecte aussi cette dernière en la calquant potentiellement sur le modèle du savoir gestionnaire lui-même. N’est-ce pas ainsi que l’esprit du capitalisme s’insinue dans le champ de la connaissance et la transforme peu à peu en un savoir de gestion des sociétés et des individus dont la seule valeur sera sa portée opérationnelle sur le marché ou dans la bureaucratie ?
Cette conception économique et gestionnaire de la connaissance vise à faire « l’économie de la connaissance », c’est-à-dire à se passer de la « connaissance » quand elle n’a pas de valeur économique sur le marché. On pourrait ici à bon droit paraphraser Marx quand, au début du Livre I du Capital, il écrit que « dans la production marchande, la valeur d’usage n’est absolument pas une chose qu’on aime pour elle-même. On ne produit ici de valeurs d’usage que parce que et dans la mesure où elles sont le substrat matériel, le support de la valeur d’échange »32. Dans l’économie de la connaissance, dans le capitalisme de la connaissance, on n’aime pas la connaissance pour elle-même. On ne l’aime qu’à la condition qu’elle soit le support le moyen d’un profit.
L’autre question qu’il faudrait se poser maintenant est bien entendu celle des contrefeux à allumer et des contre tendances à renforcer pour s’opposer à cette logique. L’espace de l’université et de la recherche est un espace de luttes, et chaque cours librement fait, chaque activité savante librement déterminée est une objection réelle à cette réduction gestionnaire de l’activité scientifique. Si la nouvelle « gouvernance » dresse une série d’entraves à la production scientifique elle-même, qui suppose liberté et coopération, la raison même de travailler et de vivre des chercheurs trouve des voies parallèles, parfois informelles, de s’exprimer et de s’incarner. Rien n’est perdu tant que la liberté d’enseigner et de rechercher trouve des individus diposés à ne rien céder sur leur vocation. Il faudrait également, mais c’est un sujet qui nous aménerait trop loin, étudier comme le font les chercheurs américains ce qu’ils appellent la conservation et le développement des « communs de la connaissance » au sein même des institutions et montrer par là que l’alternative à l’université entrepreneuriale n’est pas pour demain, qu’elle est déjà active aujourd’hui sous de multiples formes.
Nanterre, 10 octobre 2014
1 Les ministres des gouvernements successifs le démontrent chaque jour : il y a continuité.
2C’est ainsi que certains auteurs distinguent « l’économie de la connaissance » comme théorie spécialisée et « l’économie fondée sur la connaissance ». Cf. Dominique Foray, L’économie de la connaissance, Repères, La découverte, 2000, p. 5.
3 Cf. Peter Howitt, “Endogeneous Growth, Productivity and Economic Policy : A Progress Report”, International Productivity Monitor, n°8, spring 2004, pp.3-14; Friedrich Hayek, "The Use of Knowledge in Society", American Economic Review, XXXV, n°4, 1945, pp.519-30 ; Kenneth J. Arrow, « Economic Welfare and the Allocation of Resources for Invention, in The Rate and Direction of Inventive Activity: Economic and Social Factors, 1962, pp 609-626.
4 Cf. P.Aghion et P.Howitt, L’économie de la croissance, Economica, 2010, p. 280.
5 C’est l’idée selon laquelle plus les pays sont proches de la « frontère technologique », plus ils doivent investir dans l’enseignement supérieur afin de favoriser l’innovation. C’est le cœur de la stratégie préconisée par Philippe Aghion et Elie Cohen et que V.Pécresse puis G.Fioraso sont censées suivre. Cf. Conseil d’analyse stratégique, Éducation et croissance, 2004. C’est précisément là où les politiques paraissent oublier les modèles théoriques dont elles se réclament.
6 Le good will ou “survaleur” est la diférence entre montant de l’actif au bilan de l’entreprise et la valorisation par le marché à un moment donné.
7 Sans doute, dira-t-on, il y a eu la crise de 2008. Mais l’échec était déjà patent avant. Aucun des objectifs n’était atteint à cette date, et ils ne le sont pas plus aujourd’hui ni en termes de dépenses intérieurs en R& D ni en termes de progression de la part des étudiants par génération.
8 Philippe Aghion et Peter Howitt, op.cit., p. 259.
9 Fabian Muniesa et Michel Callon, “La performativité des sciences économiques”, in Philippe Steiner et François Vatin, Traité de sociologie économique, PUF, 2009.
10Le terme de compétence est la traduction française du terme de skills, avec ses acceptions courantes de « marketable » skills. Ce sont les compétences attendues par les employeurs, celles qui sont nécessaires pour pouvoir se vendre.
11 Évidemment les économistes néolibéraux ne sont pas toujours conséquents avec cette “stratégie par le haut”. Le thème de la baisse du coût du travail reste également l’une de leurs antiennes favorites.
12 Cf Isabelle Bruno, Pierre Clément et Christian Laval, La grande mutation, Néolibéralisme et éducation en Europe, Syllepse, 2010.
13Cf. Michele Boldrin et David K.Levine, Against Intellectual Monopoly, Cambridge University Press, 2008.
14 L’économie de la connaissance rompt avec l’éthos de la science tel que Robert King Merton l’avait défini : universalisme, « communisme » (c’est-à-dire organisation et gestion de la connaissance comme bien commun), désintéressement, intégrité morale, scepticisme organisé. CF.Robert K.Merton, The Sociology of Science, The University of Chicago Press, 1973, pp. 267-278.
15 Cf. Maurice Cassier et Dominique Foray, “Économie de la connaissance : le rôle des consortiums de haute technologie dans la production d’un bien public”, Economie et prévison, n°150, La Documentation française, 2001.
16 Cf. Dominique Foray, « Science, technologie et marché », in Les sciences sociales dans le monde, Unesco-Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001, p. 284.
17 Cf. Jacques Attali, Pour un modèle européen d’enseignement supérieur, MEN, 1998.
18 La loi de 2006 a permis et encouragé la création des fondations et des chaires financées par les grands groupes de banque, d’assurance ou d’énergie fossile ( Axa, Total, BNP Paribas, Crédit agricole).
19 “Vers un marché des connaissances” Rdt info, Magazine de la recherche européenne, n°34 juillet 2002, p. 12. Cité par I.Bruno et E.Didier, Benchmarking, L’État sous pression statistique, Zones, 2013, p. 184
20 Depuis 2006, ce sont des agences “indépendantes” comme l’Agence Nationale pour la Recherche ou l’AERES qui sont chargés d’évaluer et de distribuer des moyens en fonction de priorités définies en dehors du milieu scientifique.
21 Michael Power, La société de l’audit, l’obsession de contrôle, La Découverte, 2005.
22 La construction d’indicateurs de mesure de la performance a une portée politique, ou plus prosaïqment de pouvoir et de contrôle. Elle ne vise pas simplement à produire de la connaissance sur le travail et la production, elle vise à l’orienter et à le stimuler. En ce sens la production d’une évaluation, c’est-à-dire d’une valeur d’un produit ne va pas sans production d’une valeur du salarié et donc d’un encouragement ou d’un contrôle sur ce qu’il fait du fait que sa rémunération doit dépendre de l’évaluation de son travail.
23 Cf. sur ce point Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, Benchmarking,op.cit., et Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux, Stactivisme, comment lutter avec des nombres, Zones, 2014.
24 Comme le disent les auteurs de Stactivisme « il y a adéquation entre forme d’action publique et outil statistique ». Cf. Luc Boltanski, “ Quelle statistique pour quelle critique ?” in Stactivisme, op.cit., p. 44 et 45. A l’âge néolibéral, ce sont des indciateurs de performance qui dominent largement l’outillage comme l’avait déjà suggéré Alain Derosières. Boltanski pour sa part a insisté sur le tournant que représentent ces statistiques opérationnelles qui visent à des changements de comportements du fait même du type de la mesure effectuée.
25 Un système d’évaluation et d’incitation peut avoir des effets pervers. Les objectifs chiffrés à atteindre peuvent induire des manipulations, des tricheries, ou plus simplement des réorientatiosn de l’activité recentrées sur le résultat mesuré au détriment d’autres aspects plus substanciels. Ce système d’incitations, comme l’a bien montré Maya Beauvalet, peut même être très « désincitatif ». L’idée absolument stupide de créer des écarts de réumération importantes en fonction de la performance des universitaires et des chercheurs oublie toutes les études qui ont montré que ce type de récomepnses étaient en général un facteur de baisse de l’investissement des indivdius dans le collectif, qu’elles pouvaient entraîner une diminution de l’entraide, et avaient donc de redoutables effets pervers difficilement détectables à court ou moyen terme. Cf. Maya Beauvallet, Les stratégies absurdes, Comment faire pire en croyant faire mieux, Le Seuil, 2009.
26 L’une des anecdotes les plus absurdes et les plus drôles est rapportée par Yves Gingras. Le fait d’avoir formé ou hébergé un prix Nobel fait considérablement varier la place dans le classement de Shanghai. C’est ainsi que, parce qu’Einstein a travaillé à l’université de Berlin en 1922, le rang de l’université berlinoise peut augmente de 100 places. Mais, comme la division de l’Allemagne a coupé en deux l’université de Berlin, il y a deux universités berlinoises qui prétendent à l’hérbergement il y 90 ans d’Einstein. Le même Yves Gingras a eu une idée de génie pour placer la France en tête du classement de Shanghai en un an ou deux : recréer le monopole exclusif de l’Université napoléonienne. Yves Gingras, Les dérives de l’évaluation de la recherche, Du bon usage de la bibliométrie, Raison d’agir, 2014, p. 102-103.
27 Il existe en réalité une pluralité de systèmes d’évaluation, officiels ou officieux. En France, pour des raisons de distribution de moyens, on a créé le fameux « Système d’allocation des moyens à la performance et à l’activité », dit système SYMPA.
28 Ces classements exercent un rôle croissant dans le mouvement actuel de réforme des universités. La concentration des établissements dans les PRES en 2006 puis dans les COMUE en 2013 poursuivent, entre autres, cet objectif que l’on pourrait dire « métrologique ». Geneviève Fioraso affirme pourtant dans un entretien aux Echos "On ne va pas construire notre politique pour monter dans le classement de Shanghai ! ". Mais dans tout l’article, elle met en avant que le regroupement des universiéts et grandes écoles va améliorer leur positionnement dans le classement de Shanghai. Cf. http://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/0203704319692-genevieve-fioraso-on-ne-va-pas-construire-notre-politique-pour-monter-dans-le-classement-de-shanghai-1033241.php?MsOobAYlChE4y6tF.99
29 Dans un contexte de pénurie budgétaire, le ministère a le pouvoir d’orienter les politiques des universités dans la direction qu’il souhaite. Le rationnement comme la dette est un levier politique très efficace.
30 C’est le cœur de ce que Isabelle Bruno et Emmanuel Didier ont appelé « la nouvelle quantification publique ». Cf, Benchmarking, op.cit., p. 28.
31 Comme l’écrit Yves Gingras : « ce cynisme dans le milieu académique est un produit direct de la création du « marché de l’enseignement supérieur ». Cf.Yves Gingras, op.cit., p. 101.
32 Karl Marx, Le Capital, Livre I, Quadrige PUF, p. 209.