Pinar Selek reçoit la médaille de l'Université libre de Bruxelles
Le 14 décembre, l'ULB a choisi d'honorer notre collègue Pinar Selek. Voici le discours qu'elle a prononcé à Bruxelles :
"Chères et chers collègues,
Pour éviter l’écueil d’un discours victimisant, j’avais d’abord pensé vous parler des récits épiques des scientifiques, des penseurs incarcéré.es longtemps et qui, malgré l’enfermement, ont réussi à marquer la littérature scientifique et philosophique. Comme celui d’Antonio Gramsci en Italie. Et celui de Victor Frankl qui pendant sa détention à Auschwitz, a élaboré la théorie de logothérapie. Je l’avais découverte au 22ème jour de ma grève de la faim. A l’époque nous étions dans une prison traditionnelle avec les grands dortoirs où j’avais réussi à finaliser plusieurs travaux, en cachant les papiers avec une créativité étonnante. Au 25ème jour de ma grève de faim a commencé l’opération meurtrière pour nous déplacer dans une prison garantissant l’isolement total de tout.es les enfermé.es. Je voulais vous raconter, comment durant cette opération qui a causé la mort de centaines de prisonnières, j’avais rédigé, sous le bruit des armes, la préface de mon livre que j’allais réussir à faire sortir en dehors des murs.
Je me suis ensuite demandé pourquoi je cherchais de tels exemples de dépassement des conditions d’incarcération ? Pour légitimer les penseur.es criminalisés ? Je prendrais alors le risque de légitimer davantage les pratiques autoritaires, comme si c’était le destin d’une partie de l’humanité. Au sein de celle-ci, les universitaires ne sont pas attaqués en raison de leurs métiers, mais parce qu’ils-elles pensent, informent, démontrent, analysent, comme des journalistes et des artistes… Car la banalisation de la barbarie, la généralisation des fascismes qui poussent notre planète vers un suicide collectif, s’appuie aussi sur l’absence de la pensée.
Les lieux d’enfermement, mis en place par les systèmes policiers, militaires et judiciaire sont des espaces de verrouillage de la pensée : espaces de banalisation de l’insupportable. En renvoyant à la société sa propre image, ils ne servent pas seulement à exclure les penseurs en les mettant hors de la société, hors du temps des autres, ils servent également à enfermer toute la société. Car il y a mille manières d’enfermer.
L’exemple de la Turquie nous montre clairement comment un pays peut devenir une prison ouverte, sous contrôle continu, et comment les dispositifs de contrôle et d’enfermement convergent pour créer l’inquiétude permanente et l’auto-censure chez les penseurs non-incarcérés. Les procédures judiciaires, les conditions des prisons se modifient en permanence. Chaque heure, une nouvelle information tombe : incarcérations, tortures, massacres, interdictions, ensuite libérations… Environ 90 000 militant.es associatifs, journalistes, artistes, musiciens, avocats, écrivains, universitaires, députés et maires, majoritairement kurdes et femmes, sont derrière les murs et subissent des accusations horribles. Ces otages d’une guerre non-déclarée officiellement, sont condamné.es à la mort civile.… Les universitaires y restent moins longtemps grâce aux solidarités internationales. Il n’y a pas de nouveau Ismail Besikçi, ce sociologue enfermé dans les prisons turques durant 20 ans à partir du début des années 1990, pour la seule raison de ses travaux sur la population kurde. Actuellement, le pouvoir politique n’a plus besoin d’enfermer les universitaires si longtemps car il gouverne par l’inquiétude, le contrôle continu qui poussent à l’auto-censure permanente. Par exemple, suite à la purge massive dans les universités en 2016, plusieurs universitaires ont été emprisonnés, puis libérés, mais la plupart de ces collègues ne peuvent plus enseigner, ni sortir du pays. Sans statut institutionnel, donc sans reconnaissance académique, elles-ils ne peuvent plus s’exprimer, publier, se déplacer. Et restent hors des échanges internationaux. Celles et ceux qui en petit nombre ont pu reprendre le travail, exercent leur métier sans liberté d’enseignement et de discussion, soumis à la censure institutionnelle, dans des établissements présidés par les recteurs parachutés, nommés par décrets du Président de la République.
En Turquie et dans d’autres pays aussi, les pouvoirs politiques espèrent gouverner plus facilement les émotions en marginalisant de manières multiples et complexes les penseurs-chercheurs-enseignant.es, en favorisant le mépris de la théorie, de la réflexion collective, et en banalisant l’irrationnel et l ’absurdité, comme était décrit dans Rhinocéros, la pièce de Ionesco.
Dans un tel contexte, est-ce que nous allons réussir à défendre notre autonomie, le caractère universel de l’Université, l’espace sans frontières de notre production scientifique et philosophique ?
Le moment est difficile. Mais les crises peuvent être utiles si on arrive à les surmonter collectivement. Notre sursaut viendra de notre force intérieure. Sans briser les murs entre nous, sans donner la parole aux collègues marginalisés derrière ou en dehors des murs, nous ne pourrons pas dépasser les murailles qui s’élèvent autour de nous. C’est clair, l’action de briser nécessite une capacité d’agir. Hannah Arendt philosophe qui a vécu l’incarcération en France avant de fuir aux Etats-Unis, définit le terme agir comme « prendre une initiative, entreprendre, mettre en mouvement. L’action se distingue du travail qui consiste à fabriquer des objets d’usage. L’action est la capacité d’initier quelque chose de neuf dont le surgissement est imprévu. C’est aussi la source la liberté. »
Nous avons cette capacité d’agir. Agir en traduisant, en publiant les voix étouffées ou brisées, en les diffusant, mais surtout en se déplaçant. En visitant les penseurs emprisoné.es ou visiter leurs familles. Les collègues européens qui participent à chaque audience de mon procès à Istanbul ne me défendent pas seulement ici, mais là où il y a le plus de besoin, là où la liberté fait défaut.
Ici, à l’Université Libre de Bruxelles, nous exprimons ensemble cette volonté. Notre volonté de diffuser partout l’antidote à rhinocérosisation."
Pour plus d'informations : https://actus.ulb.be/fr/actus/toutes-nos-actus/ceremonie-de-remise-des-insignes-de-doctorat-honoris-causa