Vers l’explosion du contentieux des admissions dans le supérieur ? Autour de Parcoursup (Annabelle Allouch)

La date du 21 Septembre dernier a marqué la fin de la phase complémentaire de validation des vœux sur la plateforme d’orientation « Parcoursup ». A l’heure où de nombreux médias se lancent dans le « bilan » de cette réforme qui fait de la sélection le mode routinier de l’accès à toutes les filières de l’enseignement supérieur, la dernière phase de Parcoursup rappelle surtout que la loi Orientation et Réussite des Etudiants (ORE) refonde en profondeur le rapport entre l’institution universitaire et les étudiants au travers du principe de transparence, tout comme elle marque l’émergence d’un acteur dont on peut penser qu’il deviendra rapidement central dans les controverses liées à l’accès dans l’enseignement supérieur: le juge. 

Working paper d’un article paru dans la revue électronique AOC le 24 Septembre 2018, sous le titre « Parcoursup : l’égalité devant le juge » et disponible au lien suivant : https://aoc.media/analyse/2018/09/25/parcoursup-legalite-devant-juge/

La date du 21 Septembre dernier a marqué la fin de la phase complémentaire de validation des vœux sur la plateforme d’orientation « Parcoursup ». A l’heure où de nombreux médias se lancent dans le « bilan » de cette réforme qui fait de la sélection le mode routinier de l’accès à toutes les filières de l’enseignement supérieur, la dernière phase de Parcoursup rappelle surtout que la loi Orientation et Réussite des Etudiants (ORE) refonde en profondeur le rapport entre l’institution universitaire et les étudiants au travers du principe de transparence, tout comme elle marque l’émergence d’un acteur dont on peut penser qu’il deviendra rapidement central dans les controverses liées à l’accès dans l’enseignement supérieur: le juge. 

Culture de la transparence ?

La loi Orientation et Réussite des Etudiants (ORE) prévoit l’ouverture de différents recours qui visent à justifier et à éclairer les décisions des établissements, en particulier dans le cas des candidats qui auraient fait l’objet d’un ou de plusieurs refus dans les filières de leurs choix.

Au-delà des commissions rectorales, dont le rôle est, dans chaque académie (ou groupes d’académies), d’« accompagner les lycéens» sans proposition, il est possible, au titre de l’article 612-3 du Code l’Education, de saisir le chef d’établissement demandé dans le but de connaître les motifs justifiant de la décision individuelle de refus d’admission. Il s’agit également d’éclairer les critères et les modalités d’émission de la décision. A l’heure de sa présentation, cette mesure semblait alors incarner l’avènement d’un principe de transparence comme une norme régulatrice dans l’enseignement supérieur, alors qu’il s’imposait comme valeur centrale du rapport entre l’Etat et les citoyens, notamment dans le cadre de la loi du 15 Septembre 2017 relative « à la confiance dans la vie politique. »  

En théorie, il s’agissait donc de rendre possible (ou de ne pas bloquer) la publicisation des « algorithmes locaux », alors même qu’un amendement des député.es avait rappelé la nécessité de conserver « le secret des délibérations. » 

Mais, dans les faits, cette publicisation apparaît limitée : d’abord parce qu’elle s’avère dépendante de l’existence effective d’un recours étudiant (quid, dès lors, des départements et des filières qui ne font pas l’objet d’une demande ?). Ensuite, parce que cette demande de transparence repose sur une fiction, selon laquelle les critères de sélection et les modalités de leur application seraient parfaitement équivalents d’un dossier à un autre, mais aussi parfaitement objectivables et maîtrisables pour les acteurs (enseignants-chercheurs, personnels administratifs) qui les émettent.

 

Si l’on exclut le cas des filières ayant mis en place un traitement exclusivement mécanique (par ailleurs contraire à « l’esprit » de la loi ORE favorisant le retour à un jugement « humain »), de nombreuses études en sociologie des admissions ont démontré que la mise en œuvre des critères de sélection varie selon la trajectoire des membres du jury, son rapport à l’institution académique et la configuration même des commissions. C’est-à-dire que la mise en œuvre réelle des critères affichés dépend non seulement de chacun, mais également du type de relations entre les membres du jury et les négociations auxquelles ils peuvent se livrer lors des délibérations, en prenant en compte les injonctions institutionnelles (« plus de filles », « plus d’élèves issus de la ‘diversité’ », etc.) pesant sur eux. Dans la même perspective, le sociologue américain Mitchell Stevens a souligné l’importance des modes de présentation des parcours et des motivations candidats par leurs rapporteurs, dans la décision d’admission finale en première année[2]. Ce qui prime, ce n’est dès lors pas le critère dans l’absolu, mais le faisceau de critères, dont la combinaison peut varier à l’infini et d’un candidat à l’autre, même pour la même commission.

Dans ce contexte, l’objectif de transparence sous-entendue par cette mesure ne semble donc être plausible que s’il s’accompagne d’une lecture beaucoup plus large du recours, qui rend possible (pourquoi pas ?) l’introduction de caméras ou de personnes tiers « témoins », ou bien la communication effective de documents écrits qui relatent de manière plus précise de la nature des délibérations. Le caractère individuel de la demande par l’étudiant (qui sollicite un avis sur son dossier et non à l’échelle de la promotion) ne permettra pas plus d’atteindre le niveau de transparence souhaité, s’il ne s’accompagne pas d’une réponse suffisamment précise et raffinée pour rendre justice au caractère très variable des jugements scolaires. 

D’autres alternatives sont possibles pour les candidats malheureux : une fois la phase complémentaire achevée et le refus avéré, le lycéen peut se rendre directement dans une université et formuler un recours gracieux d’admission. Là encore, les médias et les syndicats étudiants se sont fait l’écho de ces demandes : leur nombre serait en chute libre par rapport au système APB, selon plusieurs présidents d’université interrogés (d’un millier à une dizaine cette année à Paris-Nanterre), ou bien tout à fait stable selon les syndicats (environ 400 pour la section UNEF de cette même université). 

Le juge et l’étudiant

L’étudiant peut également former un recours devant le tribunal administratif, dans l’espoir d’une suspension de la décision. Si on peut s’en féliciter au nom du droit des candidats dans un contexte d’explosion du recours aux algorithmes dans le service public, cette mesure contribue également à la reconnaissance du juge comme un acteur légitime dans le cadre de la régulation des flux à l’entrée dans le supérieur, comme l’un des garants de l’effectivité du principe de transparence

De ce point de vue, la fin de la phase complémentaire de Parcoursup appelle donc à une potentielle émergence du contentieux universitaire relatif aux admissions. Un colloque organisé à l’Université Bretagne-Sud (Vannes) en Avril dernier annonçait déjà ce mouvement. Intitulé « Le contentieux universitaire et la modernité »[3], il soulignait l’intérêt de se pencher sur les modes d’organisation juridictionnelle du litige universitaire dans une période de réforme du statut des établissements du supérieur et, a fortiori, de celui des enseignant.e.s-chercheurs.es

Le contentieux universitaire concernant les admissions dans le supérieur apparait traditionnellement peu important en France contrairement, par exemple, aux Etats-Unis où les recours sont souvent extrêmement médiatisés, notamment lorsqu’ils sont souvent relatifs à l’épineuse question des discriminations raciales[4]. Il faut toutefois nuancer ce propos : leur caractère politique et leur portée médiatique outrepassent largement le nombre de litiges effectivement présentés devant les tribunaux. Sur les 1900 litiges relatifs à l’enseignement supérieur dénombrés par le juriste américain Richard Olivas depuis 1958, seulement 122 sont parvenus à la Cour Suprême, dont seulement une poignée relative aux admissions[5]. L’histoire de ces recours a ainsi été marquée par la plainte devant la Cour Suprême en 2016 d’une jeune étudiante, Abigail Fisher, contre l’Université du Texas à Austin. Il s’agissait de faire reconnaître le caractère racialement discriminant du dispositif dit des « percentage plans » visant à recruter les 10% des meilleurs lycéens de l’état du Texas. Plus récemment encore, l’Université d’Harvard s’est trouvée cet été sous le coup d’une plainte pour discrimination à l’égard des candidats originaires d’Asie (Asian-Americans). 

Pour autant, faut-il s’attendre à une juridiciarisation à grande échelle du système d’enseignement supérieur français, comme c’est le cas aux Etats-Unis ?

Il faut d’abord tempérer cette comparaison en rappelant que le juge régule le système d’enseignement supérieur de manière beaucoup plus appuyée aux Etats-Unis qu’en France. De ce point de vue, la tradition juridique française et les pratiques de recours ne sauraient être retournées par une seule réforme. Ensuite, le système est le produit d’une configuration institutionnelle particulière, où les formations privées et publiques coexistent depuis fort longtemps et ne relèvent pas forcément des mêmes règles de droit, ce qui n'est pas encore le cas en France, où dominent les établissements publics, régies par le juge administratif.

Par ailleurs, comme le soulignent les juristes Anna Neyrat et Robert Carin, la loi ORE comporte des formes de « bricolages » juridiques qui visent précisément à limiter les recours devant les tribunaux administratifs. Les auteurs citent le cas de l’alinéa 5 du I. du 1° de l’article L. 612-3 du code de l’éducation, introduit par la nouvelle loi, qui selon eux « cherche à paralyser toute action contentieuse dont l’objectif serait d’obtenir la communication des documents individuels ayant justifié l’admission ou le refus d’admission d’un étudiant à l’université »[6]. Dès lors que les établissements répondent de leurs critères et de leurs modalités d’admission, « les obligations de communication de documents administratifs prévues par le code des relations entre le public et l’administration sont réputées remplies par cet article »[7]. Pour le dire autrement, la déclaration des établissements prévaudra sur la preuve.

Néanmoins, la référence au cas américain est utile en ce qu’elle met en avant certaines caractéristiques des recours qui pourrait informer les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche en cette période post-Parcoursup. 

D’une part, certaines plaintes émanant d’étudiants sont en fait le produit de lobbys ou d’associations « anti » diversité, qui favorisent non pas l’intérêt légitime de l’étudiant affecté par la décision, mais la publicité de leurs activités. Le coût symbolique et financier du recours est alors endossé par ces structures, souvent au prix d’une focale sur les plaintes relatives aux établissements les plus visibles dans l’espace public (Harvard, Université of California at Berkeley, Princeton, etc.), à la défaveur d’autres recours tout aussi importants dans le cadre du respect du droit des candidats et de la lutte contre les formes de discriminations sociales et raciales.

La multiplication des recours a par ailleurs suscité de nouvelles formes de professionnalisation des services des admissions dans les universités américaines. Les recours relatifs aux admissions, mais également à la liberté d’expression sur le campus ou encore au harcèlement sexuel ont ainsi donné lieu à l’émergence d’équipes d’avocats parfois pléthorique. L’Université d’Harvard, cas particulier tant par sa taille que l’ampleur de ses financements, emploie par exemple en 2016 une dizaine d’avocats. 

Cette professionnalisation des admissions n’est pas l’apanage des services juridiques au sens strict. En Grande-Bretagne, les réformes de l’enseignement supérieur de 2004 puis de 2010 ont contribué à la multiplication des personnels administratifs chargés spécifiquement de la question des admissions et de celle, corollaire, de l’ouverture sociale (Widening participation). De ce point de vue, la possibilité seule des recours (tout comme l’explosion des frais d’inscription de 3000 à 9000 Livres Sterling) a contribué à bureaucratiser les services des admissions, et à faire évoluer leurs modes de fonctionnement d’une simple fonction de traitement des dossiers à celle de service dans une configuration de relation « avec la clientèle »[8]

Mise en scène de l’égalité et légitimité du jugement

La légitimité du jugement académique relève de la capacité à faire valoir une forme de rigueur, qu’elle se manifeste sous la forme d’une équité entre les candidats ou de la reconnaissance manifeste d’une forme de « mérite » (pour qui veut bien croire à cette « fiction nécessaire », pour reprendre le mot de François Dubet). 

A ce titre, les institutions organisent leur sélection en s’assurant que les motifs du jugement, autant que leurs procédures, garantissent un traitement des candidats qui leur assurera une légitimité durable. La mise en scène de l’égalité entre candidats s’avérait jusqu’alors déterminante dans ce processus, par exemple dans la mise en scène à large échelle des mêmes conditions de travail pour tous les candidats à un même concours. Pour s’en convaincre, il suffit de penser à la Maison des examens et des concours d’Arcueil, construite en 1962, ou encore au Parc des expositions de Villepinte, régulièrement dédié à l’organisation d’épreuves écrites, et que l’on peut apercevoir dans le récent opus de Thomas Lilti « Première année » sur le concours de la PACES. Des milliers de candidats peuvent ainsi disserter dans des conditions rigoureusement similaires, sur des tables individuelles à équidistance les unes des autres. De ce point de vue, c’est la standardisation de l’espace qui permet de planter le décor du traitement égalitaire[9].

Avec l’avènement de l’individualisation et de la dématérialisation du jugement scolaire d’une part, de la montée en puissance du principe de transparence d’autre part, ce type de mise en scène devient obsolète. La disparition progressive des épreuves écrites, par exemple dans le cas des concours des écoles d’infirmiers, illustre alors non pas la disparition de la sélection, mais la disparition de sa mise en scène égalitariste, d’autant plus que le contexte de rationalisation budgétaire encourage à la réduction du coût des épreuves écrites. 

On peut dès lors se demander si la possibilité des recours administratifs ou le recours à la figure du juge n’auraient alors pas plutôt pour fonction de venir en lieu et place de ces anciens rites, c’est-à-dire de mettre en scène la transparence à défaut d’assurer son effectivité pratique pour les candidats-citoyens. 

 

 

[1] Ce texte est le produit d’une communication intitulée « La revanche du premier recalé ? Pour une sociologie du contentieux des admissions ». Elle est à paraître dans les actes du colloque « Contentieux universitaire et modernité » organisé à l’Université de Bretagne-Sud le 20 Avril 2018.

[2] Mitchell Stevens, 2008, Creating a class. College admissions and the creation of elites, Cambridge : Harvard University Press.

[3] Colloque organisé le 20 Avril 2018 à l’Université Bretagne-Sud. Le programme est disponible au lien suivant : https://univ-droit.fr/actualites-de-la-recherche/manifestations/26537-le-contentieux-universitaire-et-la-modernite

[4] Sur ce point, voir l’excellent ouvrage de Daniel Sabbagh, 2007, L’égalité par le droit. Les paradoxes de la discrimination positive aux Etats-Unis, Paris : Economica.

[5] Michael Olivas,  2013, Suing Alma Mater. Higher education and the Courts, Baltimore : The John Hopkins University Press. 

[6]Robert Carin, Anna Neyrat, « Le contentieux universitaire et la modernité : propos introductifs », communication du 20 Avril 2018 dans le cadre du colloque « Contentieux universitaire et modernité », Université de Bretagne-Sud, Vannes. 

[7] Ibid. 

[8] Annabelle Allouch, 2017, « L’ouverture sociale par e marché ? Sociologie de la captation des classes populaires à l’Université d’Oxford », Revue française de sociologie, 2017/2, vol. 58., p. 253-265.

[9] Sur ce point, voir notre ouvrage paru en 2017 : La Société du concours. L’empire des classements scolaires, Paris : Seuil/République des idées (p.92).