[TRIBUNE] En défense de la liberté académique : pour l’acquittement définitif de Pinar Selek
La tribune rassemble 517 signatures académiques de 27 pays. Parue dans Le Monde et Il Manifesto tandis qu’elle est déjà sortie dans Le Temps, La Libre Belgique et Vieno Sur.
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Pinar Selek, éminente sociologue et écrivaine d'origine turque, réfugiée politique en France et désormais citoyenne française, subit depuis plus d'un quart de siècle une persécution politico-judiciaire sans précédent. Pour avoir conduit des travaux de recherche sur la question kurde, elle est la cible d'un acharnement implacable orchestré par le pouvoir turc. Arrêtée le 11 juillet 1998, torturée lors d'interrogatoires visant à obtenir l'identité de ses enquêté.es, emprisonnée pendant deux ans et demi, elle est accusée depuis 26 ans d’avoir commis un "attentat", et ceci sans aucun fondement : l'explosion qui a eu lieu, le 9 juillet 1998, sur le Marché aux épices d’Istanbul ne fut pas causée par une bombe mais, selon plusieurs expertises indépendantes, par l'explosion accidentelle d'une bouteille de gaz. Vide de preuves, le dossier d'accusation débouche sur des acquittements successifs en 2006, 2008, 2011 et 2014 ; mais le parquet persiste à faire condamner Pinar Selek, en rouvrant à chaque fois une nouvelle procédure. Cette persécution, qui l'a contrainte à l'exil d'abord en Allemagne, puis en France, se poursuit depuis le 6 janvier 2023 par l'ouverture d'un 5eme procès, assortie d'une demande d'extradition. Pinar Selek est sous le coup d’une condamnation d’emprisonnement à vie.
Trois audiences ont eu lieu au Tribunal criminel d'Istanbul : les 31 mars et 29 septembre 2023, puis le 28 juin 2024. Toutes se sont soldées par un report. La prochaine audience aura lieu le 7 février 2025. Les juges justifient ces reports par leur demande d’extradition de Pinar Selek, prétextant vouloir l’entendre en personne. La sociologue ne peut évidemment pas répondre à cette demande, au risque d’être emprisonnée ; d'autant qu'elle pourrait très bien être entendue depuis un tribunal français, par voie de commission rogatoire, ce que proposent ses avocats mais que refuse la justice turque.
Plus grave encore, l’audience du 28 juin 2024 a été marquée par un tournant extrêmement inquiétant : le régime turc, par la voix de ses services de police, s’attaque désormais à l’Université et à la recherche, à travers une nouvelle accusation portée contre Pinar Selek. Un rapport du ministère de l’Intérieur turc l’accuse d’avoir participé à un événement en lien avec « l’organisation terroriste PKK ». Il s'agissait en réalité d'une table-ronde modérée par la sociologue le 11 avril 2024, relevant d'un événement académique organisé sous l'égide de l’Université Côte d’Azur, de l’Université Paris Cité, du CNRS et de l’IRD. Cette nouvelle accusation, qui prend l’Université française à partie et porte une grave atteinte à la liberté académique, a pour objectif de forcer Interpol à produire une notice rouge en vue d’obtenir l’extradition de notre collègue et de la museler. Ce faisant, le pouvoir turc entend intimider les très nombreux soutiens de Pinar Selek, ainsi que l’Université et la recherche. Parallèlement, l’indépendance de la justice turque continue de se dégrader : les juges en charge de l’affaire à la 15ème Chambre de la Cour d’assises d’Istanbul ont été révoqués cet été, remplacés par des magistrats connus pour la sévérité de leurs verdicts dans des affaires similaires, laissant craindre une collusion encore plus forte entre le pouvoir politique et la justice.
Dans un tel contexte, de plus en plus inquiétant pour les droits humains et la démocratie en Turquie, nous maintenons notre soutien plein et entier à Pinar Selek et réaffirmons notre détermination à obtenir son acquittement définitif. Nous serons à ses côtés le 7 février prochain. Nous serons avec elle, en France, ce 7 février dans le cadre d'une journée sur les libertés académiques. Nous serons également à Istanbul, dans le cadre d’une délégation internationale qui ira observer le bon déroulement du procès. Notre objectif est d’obtenir un procès équitable et indépendant. Il est plus que temps que la sociologue retrouve son honneur bafoué depuis 26 ans et puisse exercer ses libertés fondamentales de chercheuse : travailler, s’exprimer et se déplacer librement en Europe et partout dans le monde, sans encourir le risque d’une extradition. Plus avant, le pouvoir turc doit cesser ses attaques contre les institutions de recherche et contre les universitaires, en Turquie, en France comme ailleurs.
Notre engagement aux côtés de Pinar Selek et notre solidarité avec elle sont inébranlables.