"La section 19 du CNU en crise", Mediapart, 23 juin 2011

La section sociologie du CNU en pleine crise

  • Joseph Confavreux, 23 juin 2011, Mediapart.

    L’abcès se loge, depuis des années, au cœur du fonctionnement complexe de l’Université française. La section de sociologie du Conseil national des Universités vient de promouvoir, de nouveau, à des postes prestigieux, certains de ses propres membres.

    Une pratique qui incarne les petits arrangements et les conflits d’intérêts qui traversent une partie de la recherche française. Sur fond de dispute violente et récurrente entre les principaux représentants de la sociologie française et une de ses tendances, emmenée par Michel Maffesoli, par ailleurs candidat au fauteuil de Claude Lévi-Strauss à l’Académie française, dont l’élection se déroule jeudi 23 juin.

    Le Conseil national des Universités est l’organe fondamental des carrières universitaires, puisqu’il décide quels doctorants seront habilités à devenir maîtres de conférences, quels maîtres de conférences seront jugés aptes à devenir professeurs, et quels professeurs seront jugés dignes d’honneurs (et de salaires) supplémentaires. Le CNU est amené, du fait des réformes voulues par la ministre de l’enseignement supérieur, Valérie Pécresse, à devenir, encore plus demain qu’aujourd’hui, le dispositif central d’évaluation de la recherche française. Ainsi que l’avait déjà annoncé Nicolas Sarkozy dans son discours de janvier 2009.

    A cette aune, le bilan de la section de sociologie du CNU, qui vient d’achever un mandat de quatre ans, est affligeant : promotions internes à répétition, désaveu public des pratiques de la section par plusieurs de ses membres, affaire de plagiat mettant en cause le premier vice-président de la section… Et «sombre mainmise sur le CNU et la discipline sociologique de celui qui se présente comme M. le Maudit, à savoir Michel Maffesoli», affirme Frédéric Neyrat, président de l’Association des sociologues enseignant(e)s du supérieur.

    Procédures institutionnelles discutables et haines scientifiques s’enchevêtrent en effet pour faire rejaillir aujourd’hui des conflits déjà mis à nu en 2009. Cette année-là, la section 19 (sociologie-démographie) du CNU distribue à trois de ses membres (Michel Maffesoli, Gilles Ferréol et Patrick Tacussel) les trois postes les plus prestigieux de son contingent national. Le scandale de voir toutes les promotions les plus élevées échoir à des membres de la section chargée, précisément, de décider de ces mêmes promotions entraîne une démission collective en signe de protestation.

    Mais ce départ massif ne suffit pas à décider le ministère à dissoudre la section 19, qui est seulement recomposée. Et retombe, cette année, dans les travers de 2009. Deux postes prestigieux viennent en effet à nouveau d’être confiés à des membres du CNU chargés d’attribuer ces mêmes postes. Une décision contestée, dans une lettre publique en date du 24 mai dernier, par cinq membres de la section (voir ici). Au total, en quatre ans, 10 des 18 professeurs membres de la section 19 se sont ainsi vu octroyer une promotion.

    Le «diable» Maffesoli

    En soi, la procédure n’a rien d’illégal (seule la section de mathématiques du CNU a décidé d’interdire formellement la promotion en interne de ses membres). Elle n’est même pas jugée, par tous, illégitime. «Ce n’est pas absurde, juge Philippe Cibois, actuel président de l’Association française de sociologie. Quand j’étais vice-président du CNU voilà quelques années, il y a eu des promotions internes. Et cela existe dans bien d’autres sections qu’en sociologie.» Le risque d’interdire ce type de promotions serait de dépeupler le CNU de nombreux bons chercheurs réticents à freiner leur avancement durant quatre ans, alors que cet organe est censé rassembler les meilleures compétences de la recherche.

    Pour Michel Maffesoli, le terme d’autopromotion est même abusif «puisque les personnes concernées sont absentes pendant le vote, et ne votent donc pas pour elles-mêmes». Et surtout, ajoute-t-il, «les votes en fonction du copinage ou des écoles, cela s’est tout le temps fait. Ce qui est étonnant, c’est qu’on en parle seulement maintenant. Mais dès que je me trouve quelque part, c’est comme si le diable était entré.»

    Toutefois, le sociologue Pierre Mercklé, qui a comparé les taux d’autopromotions de cette mandature du CNU par rapport aux années précédentes (voir ici), estime que «si la pratique n’est pas inédite, on est là dans une autre échelle».

    Pour la prochaine campagne d’élection au CNU, cet automne, les deux associations de sociologues et les syndicats Sgen-CFDT et Snesup ont donc décidé de présenter une liste commune, qui interdirait la promotion en interne de membres du CNU au cours de leur mandat. Même si, estime Philippe Cibois, «le problème se situe davantage dans le choix des personnes que dans les procédures mises en œuvre».

    Car si les promotions décidées par le CNU ont choqué par leur ampleur, certains dénoncent aussi le fait qu’elles ont favorisé une tendance marginale de la sociologie française, contestée scientifiquement. Pour Jérôme Deauvieau, sociologue, ancien deuxième vice-président du CNU, démissionnaire en 2009, «cette situation a été permise par les nominations ministérielles dans cette section, au profit de Michel Maffesoli et de ses proches».

    En effet, les sections du CNU sont composées, pour un tiers, de membres nommés par le ministère et, pour les deux autres tiers, d’élus sur des listes de chercheurs. Même s’il se décrit comme un «vieil anarchiste», Michel Maffesoli est réputé proche du pouvoir : il a récemment publié un ouvrage intitulé Sarkologies, pourquoi tant de haine (s) ? Il est aussi connu du grand public pour avoir dirigé la thèse douteuse de l’astrologue Elisabeth Teissier, star de Télé 7 jours et, occasionnellement, consultée par François Mitterrand.

    Depuis, il bénéficie d'une bonne étoile et enchaîne les nominations aussi prestigieuses que controversées. En 2005, un décret l’envoie au conseil d’administration du CNRS. Et la pétition qui proteste contre cette nomination «jugée irrespectueuse de la nécessité de la crédibilité scientifique du conseil d’administration» recueille 3000 signatures, dont certains des plus grands noms de la sociologie française.

    En 2008, il fait partie de la promotion de l’Institut universitaire de France en vertu d’un arrêté de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ce qui déclenche alors la fureur du président du jury, l’économiste Elie Cohen, qui estimait alors que Michel Maffesoli «n’aurait jamais été retenu par le jury même s’il y avait eu plus de places».

    Sa candidature au fauteuil de Claude Lévi-Strauss à l’Académie française a commencé à déclencher un nouveau tollé que l’intéressé tient à désamorcer. «J’ai été proposé par des gens de l’Académie. Ce n'est pas mon initiative. Je n’ai fait aucune visite. Je n’ai aucune chance. Si des gens attendent avec anxiété cette élection, ils verront bien que le maffesolisme n’est pas un danger dans ce pays.»

    Michel Maffesoli endosse avec aisance les habits du persécuté. «Chaque corps a besoin d’un bouc émissaire. On reporte sur quelqu’un les péchés du corps en son entier.» Dans un vigoureux texte de réponse à ses détracteurs, il dénonce même une «purification idéologique» et une «inquisition» à son encontre, en soulignant que «nombreux furent les sociologues, maintenant notaires du savoir qui, membres des groupuscules maoïstes, trotskistes ou, simplement, du Parti communiste, justifièrent, voire légitimèrent les camps de redressement et de rééducation, forme moderne de l’inquisition.»

    Querelle d'école ou imposture scientifique ?

    Ne s’agit-il donc là que d’une dispute méthodologique, scientifique ou épistémologique comme la sociologie en a connu d’autres, entre partisans de Bourdieu, tenants de Boudon ou disciples de Touraine ? «Il faut reconnaître qu’il y a eu un retournement de tendance au sein du CNU», juge Virginie de Luca Barrusse, démographe, membre de la section 19.

    «Pendant longtemps, il suffisait d’avoir fait sa thèse avec moi pour être sûr d’être barré au CNU», affirme Michel Maffesoli. Qui conteste aussi toute emprise de sa part sur le dernier CNU, avec un argument simple : «Il n’y a pas d’école Maffesoli. Je pourrais le regretter, mais je vois peu de personnes qui font la même chose que moi, qui réfléchissent sur l’imaginaire social, l’importance du non-rationnel ou la post-modernité. Au CNU, à part Patrick Tacussel, les personnes citées par mes détracteurs comme appartenant à mon école, comme Joëlle Deniot ou Antigone Mouchtouris, n’en font pas partie.»

    Mais il peut y avoir des solidarités qui se passent de maîtres, de disciples ou d’armature méthodologique commune. «Et ce n’est pas, de toute façon, une querelle d’école, s’étrangle Pierre Mercklé. Dans la liste d’ouverture et de reconstruction qui se présentera à l’automne, vous trouverez toutes les tendances de la sociologie. Pour la majorité de la profession, cette affaire définit plutôt un dedans et un dehors de la sociologie. Il y a chez nous un consensus autour de ce que signifie être sociologue : se reposer sur des données empiriques et mettre en œuvre une méthodologie partageable. Il n’y a qu’autour de Michel Maffesoli et du post-empirisme que ces critères sont récusés. »

    La violence des propos échangés sur les blogs et les listes de diffusion n’est-elle pas, quand même, le produit d’une vieille lutte de chapelles ? «Ce n’est pas tenable, insiste Jérôme Deauvieau. Parmi ceux qui ont démissionné en 2009, vous avez des gens comme Frédéric Lebaron, considéré comme un grand tenant de l’école bourdieusienne, des gens comme moi, qui ne le suis pas du tout, ou des tenants de l’individualisme méthodologique. On parle là d’un rapport à la science.»

    Pour ce sociologue, maître de conférences à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, «on peut douter de l’intérêt sociologique du travail de Maffesoli et de ses proches, mais il vaut mieux être trop lâche que trop rigide, et ne pas faire d’ostracisme d’école. Mais ce qui rapproche les autopromus du CNU, qui ne sont pas tous des maffesoliens orthodoxes, c’est de pratiquer une sociologie spéculative, déconnectée des données du réel. Quand j’ai été au ministère, après notre démission collective, et qu’ils me renvoyaient à une querelle idéologique, je leur ai dit : “Appliquez les critères d’évaluation que vous voulez nous imposer et vous verrez qu’il n’y a pas deux écoles en présence, mais l’ensemble de la sociologie d’un côté et une clique d’une vingtaine de personnes de l’autre.”»

    De la définition de la sociologie, Michel Maffesoli est prêt à débattre. «L’idée d’une sociologie spéculative ne me déplaît pas. Quand je suis entré dans cette discipline, sur la base d’une formation philosophique, la sociologie était plus théorique. Aujourd’hui, la sociologie quantitative a pris le dessus. Mais on ne peut pas dire que je ne fais pas de sociologie parce que je ne fais pas du chiffre, ou pas forcément de terrain… »

    Sociologie du réel versus politiques du spectacle

    Le travail de Michel Maffesoli, contesté par de nombreux sociologues, ne l’empêche pas de publier massivement, mais davantage des livres que des articles dans des revues à comité de lecture. Et si nombre de ses ouvrages sont aujourd’hui publiés par les prestigieuses éditions du CNRS, c’est surtout depuis qu’il est devenu membre de leur conseil d’administration.

    Le manque de rigueur scientifique qui lui est reproché est aussi un des griefs adressés à la dernière session de la section sociologie-démographie du CNU. Virginie de Luca Barrusse, l’une des signataires de la lettre du 24 mai dernier qui s’offusquait de la poursuite, en 2011, des pratiques douteuses de 2009, a pu en juger sur pièces. Elle a en effet participé à la fois au dernier CNU mis en cause, mais aussi à une session précédente du CNU.

    « Je faisais partie du bureau, qui est un lieu central, puisqu’on distribue les dossiers des candidats aux rapporteurs et que cela n’est pas neutre sur les appréciations. Or, dans le cadre des promotions de professeurs, dans la précédente commission, nous remplissions systématiquement un tableau avec des éléments factuels : le nombre de livres, mais aussi le nombre d’articles publiés dans des revues avec comité de lecture… Dans ce CNU, ce tableau avait disparu, rendant difficile les débats, la visibilité de l’intégralité de la carrière et les différences entre les publications validées scientifiquement par les pairs et les parutions chez des éditeurs qui publient tout le monde. »

    Cet affrontement entre la majorité des sociologues et Michel Maffesoli autour des pratiques du CNU est le dernier épisode d’une guerre ancienne. Elle serait picrocholine si elle ne questionnait les modes d’évaluation de la recherche française, en plein bouleversement. Mais aussi la cartographie institutionnelle de la sociologie française, à un moment où les sciences sociales sont attaquées par la majorité en place (voir par exemple ici et ici), lorsqu’elles opposent un réel non spéculatif à des politiques du spectacle.

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