Pourquoi Pourquoi l’AFS a voté contre une charte réglementant le métier de sociologue ?

 

Pourquoi l’AFS a voté contre une charte réglementant le métier de sociologue ?1

1 Débats dont on trouvera l’essentiel dans l’ouvrage coordonné par Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat, Enquêter de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Editions du Croquant, 2010.

 

 

Contrairement à ce qui se pratique dans de nombreux pays, l’Association Française de Sociologie a rejeté l’adoption d’une charte réglementant le métier de sociologue lors de son Congrès en 2011. Comme pour beaucoup de sociologues, la question de la rédaction puis de l’adoption d’une charte a été débattue pendant plusieurs années au sein de l’AFS : des groupes de travail ont été constitués, des travaux préparatoires inspirés d’autres chartes existantes (notamment nordaméricaines) ont vu le jour, des débats ont été suscités. Le principe d’une charte dite « déontologique » a largement été porté par un groupe de sociologues travaillant hors de l’enseignement supérieur et de la recherche (cabinets privés, administrations etc.) confrontés à des univers professionnels dans lesquels des chartes de toutes natures existent. C’est en suivant cette double inspiration - chartes régissant les activités de conseil ou d’expertise d’un côté et chartes utilisées en médecine ou dans les sciences expérimentales pour informer et protéger les sujets soumis aux expérimentations – que des textes successifs de charte déontologique ont été élaborés. Dès le début, les débats ont été houleux et l’intervention de M. Burawoy lors du Congrès de Paris en 2009 à propos de son enquête The Colour of Class on the Copper Mines: From African Advancement to Zambianization (Manchester University Press en 1972) a renforcé les positions de celles et ceux qui étaient hostiles à une charte réglementant strictement le métier de sociologue.

Le texte définitif de la charte (cf.http://www.afssocio. fr/sites/default/files/congres09/FormCharte.html) a été présenté et débattu lors du Congrès de 2011 à Grenoble. La charte comportait essentiellement deux volets ; l’un avait trait aux « bonnes pratiques » professionnelles à promouvoir et garantir dans la discipline : droits et devoirs respectifs des doctorant-e-s et de leurs directeurs-trices de thèse par exemple, condamnation du plagiat, vigilance à l’égard des formes d’exploitation, de précarisation, de harcèlements, de souffrance au travail etc. qui peuvent exister aussi dans l’enseignement supérieur et la recherche. Sur ces principes, il y eut quasi unanimité. Néanmoins plusieurs critiques portèrent sur le peu d’efficacité juridique d’une charte pour régler d’éventuels différends. Fallait-il créer une sorte d’Ordre des sociologues ? Qui le composerait et comment s’assurer de la légitimité de cet Ordre ? Comment serait-il saisi et quels seraient ses moyens d’actions voire de sanctions ? Fallait-il envisager de bannir de l’AFS un-e collègue reconnu-e « coupable » de telle ou telle « exaction » ? Ces questions mirent en lumière qu’il était difficile de s’entendre sur des principes communs définissant le métier de sociologue et encore plus, sur des collègues censés incarner un Ordre de la profession ; d’autre part, l’adoption d’une charte ne donnerait aucun moyen légal de coercition et de sanction.

En revanche, un second aspect du texte consacré notamment à ce que certains considèrent comme de « bonnes pratiques » de la recherche en sciences sociales a été beaucoup plus violemment critiqué. Les paragraphes qui ont le plus cristallisé les inquiétudes et les désaccords ont été les suivants : « Les sociologues ont la responsabilité d’expliquer clairement leur travail de recherche aux personnes qui vont y participer. Pour pouvoir décider en toute connaissance de causes de leur participation, elles doivent être informées en des termes compréhensibles des points suivants : le sujet de la recherche, son but, qui en est responsable, qui l’effectue, qui la finance, et comment les résultats seront diffusés et utilisés. Les sociologues ne peuvent utiliser des matériels d’enregistrement des données (magnétophones, caméras etc.) qu’avec l’accord des participants à la recherche. Quand ils enregistrent ou filment des situations, ils doivent expliquer aux participants à la recherche pourquoi ils le font ». Celles et ceux qui défendaient ces « articles » largement inspirés de disciplines comme la médecine, la biologie ou la psychologie, entendaient promouvoir la transparence de l’enquête sociologique et protéger les enquêté-e-s contre les (més)usages qui pourraient être faits des informations et données recueillies par le/la sociologue. Pour louables que soient ces principes, ils ont néanmoins rapidement suscité débats et polémiques1.

Les opposants à la charte se concentrèrent notamment sur la défense de la « recherche à couvert » – enquêtes réalisées en dissimulant aux enquêtés tout ou partie des raisons de l’enquête et/ ou du statut réel du sociologue dont certains exemples célèbres font partie des classiques de la sociologie ! Permettre aux sociologues de faire ce type d’enquêtes, ne pas soumettre celles-ci aux contraintes d’une charte qui pourrait être utilisée par exemple par des « Institutional review boards », garantir la liberté du sociologue en soumettant son travail – dans ses dimensions méthodologiques, théoriques et éthiques – au jugement de ses pairs exclusivement, tout ceci est apparu à beaucoup comme un impératif du travail en sociologie. Et de poser des questions dont les réponses ont semblé évidentes : pouvait-on sérieusement penser enquêter sur les pratiques discriminatoires de certaines institutions, des phénomènes de corruption (politique, économique, journalistique…), certains lieux de pouvoir discrets (cabinets ministériels, patronat…), des univers sociaux particulièrement rétifs à tout regard extérieur (la grande bourgeoisie par exemple), en se soumettant aux impératifs de recherche inscrits dans la charte ? Evidemment non. Malgré les débats, ces passages ont été maintenus suscitant une hostilité grandissante des sociologues français soucieux de défendre le principe de l’enquête à couvert. Que des questions éthiques, déontologiques et épistémologiques se posent à son sujet, chacun en a convenu, qu’une charte de l’AFS vienne entraver le travail d’enquête a été vu comme une soumission à des injonctions politico-administratives inadmissible et une absurdité pour le travail sociologique.

La charte fut donc rejetée et en réaffirmant la liberté dans le travail d’enquête sociologique, les sociologues français ont tenu à rappeler qu’une partie de leur travail consiste à dévoiler les multiples inégalités et phénomènes de dominations2 à l’oeuvre dans le monde social. Car telle est bien l’une des ambitions de la sociologie.

Romain Pudal

1 Débats dont on trouvera l’essentiel dans l’ouvrage coordonné par Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat, Enquêter de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Editions du Croquant, 2010.

2 Thème du dernier Congrès de l’AFS à Nantes en 2013.